LE QUOTIDIEN : L’Anses a dû retarder la publication de son programme de travail dans l’attente des arbitrages budgétaires ministériels. En savez-vous plus depuis ?
Pr BENOÎT VALLET : L’Anses dépend, pour son financement, des ministères chargés de la Santé, de l’Écologie, du Travail et de l’Agriculture. Au moment où nous nous parlons, nous ne disposons pas de toutes les informations sur l’ampleur des baisses de recettes, mais nous savons d’ores et déjà qu’elles seront significatives.
Le programme national de recherche Environnement-Santé-Travail (PNR EST) va devoir être réduit. Il mobilise environ sept millions d’euros et nous avions engagé des travaux avec l’Agence nationale de la recherche (ANR) afin de pouvoir doubler ce budget car seuls 15 % des projets présentés sont retenus actuellement. À l’inverse, nous pourrions être contraints de diviser le programme par deux, alors que des sujets sont sensibles comme les risques liés aux perturbateurs endocriniens ou aux écrans.
Or, produire des données est indispensable pour faire avancer les actions de prévention. À long terme, mettre en difficulté le PNR EST, c’est aussi un mauvais signal donné aux chercheurs qui s’investissent dans ces sujets et alimentent notre vivier d’experts.
Votre masse salariale pourrait-elle être touchée ?
L’Anses compte environ 1 400 agents dont la moitié dans des activités de recherche. Cette masse salariale représente environ 65 % de nos dépenses. Les annonces récentes de baisse de budget et d’effectifs sont brutales et nous imposeraient a priori des actions rapides telles le non-remplacement des départs en retraite ou la non-reconduction de CDD.
Ce qui se passe aujourd’hui aux États-Unis doit être pris très au sérieux
Pr Benoît Vallet
Cette logique, si elle était confirmée, aurait des conséquences particulièrement sur deux activités clés : l’évaluation des risques associés aux produits phytopharmaceutiques, dont on parle pourtant beaucoup actuellement, et nos activités de laboratoire, telles que celles du laboratoire breton de Ploufragan dédié à la santé animale, qui suit sept jours sur sept les évolutions de l’influenza aviaire et qui a contribué à la mise en place rapide de la vaccination des volailles.
La proposition de loi Duplomb prévoit que l’Anses présente son programme de travail à un « conseil d’orientation de protection des cultures », dans lequel siégeraient des représentants de la filière agricole et de l’industrie des pesticides. Cela vous inquiète-t-il ?
La proposition de loi adoptée au Sénat (en première lecture le 27 janvier 2025, NDLR) prévoit deux choses : une obligation d’information systématique sur tout ce qui relève des décisions de l’agence sur les produits réglementés – produits phytopharmaceutiques, mais aussi médicaments vétérinaires et produits biocides – et la mise en place par décret d’un conseil d’orientation donnant la priorité à des impératifs économiques, là où nos décisions ne devraient reposer que sur des critères d’efficacité et d’innocuité inscrits dans les textes européens. Ce projet de conseil d’orientation est à regarder de très près car il rappelle des dispositifs antérieurs qui n’ont pas été très concluants.
Les représentants de l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (Andeva) siégeant au conseil d’orientation de l’Anses pointent l’analogie avec le comité amiante qui, après plus de dix ans d’existence, a fait l’objet d’une dissolution et d’une poursuite pénale des acteurs qui y siégeaient, dont le directeur général de la santé de l’époque. Difficile aussi de ne pas penser à la chlordécone, produit phytopharmaceutique utilisé aux Antilles pour protéger les bananeraies : la prolongation de son utilisation pendant vingt ans a été dictée par l’agenda des filières agricoles.
Bien que je sois soucieux des contraintes techniques que cela impose aux filières, il est de ma responsabilité que nos décisions restent celles que l’on attend d’une agence sanitaire, à savoir limiter les risques pour la santé humaine et environnementale.
N’avez-vous pas l’impression d’une petite musique politique hostile aux agences publiques ?
Ceux qui remettent en question la pertinence des opérateurs, en affirmant qu’ils sont redondants, méconnaissent le rôle qu’ont eu les agences sanitaires dans la résolution de grandes crises sanitaires de ces dernières années : si l’on a moins parlé de scandales sanitaires, c’est parce que ces agences existent.
Tout aussi grave, comme le reflète la proposition de loi Duplomb, on semble oublier que les agences sanitaires françaises ont été créées pour séparer les intérêts sanitaires et économiques et mettre ainsi fin aux interférences à l’origine d’affaires comme le sang contaminé, l’amiante ou la chlordécone.
Actuellement, la France dispose d’un dispositif d’expertise distinct des administrations centrales, en capacité de s’exprimer publiquement sur ses résultats, avec des périmètres de responsabilité clairs. Les remises en cause risquent d’affaiblir à la fois l’efficacité et la confiance envers ce système.
Vous avez dû observer le sort fait aux agences par l’administration Trump. Un tel scénario est-il possible en France et en Europe ?
L’attaque en règle de l’administration Trump contre le système sanitaire et scientifique américain semble donner des ailes à ceux qui remettent en cause le rôle des opérateurs dans notre pays. À ces personnes, j’aimerais signaler que cette évolution est loin d’être anodine : avec les restrictions imposées aux Centers of Disease Control and Prevention (CDC), nous commençons à perdre en visibilité les évolutions de l’influenza aviaire aux États-Unis, alors que certaines souches du virus se sont adaptées aux bovins, ce qui pourrait favoriser l’émergence de souches virales pandémiques. Il est à craindre que ce recul sanitaire n’en soit qu’à ses débuts.
Ce qui se passe aux États-Unis doit être pris très au sérieux. S’il devait y avoir imitation dans l’Union européenne, cela fragiliserait notre réseau de contrôle sanitaire alors même que celui-ci n’est pas encore bien stabilisé à l’échelle européenne.
Il faut espérer que l’Europe s’organise de façon plus resserrée, avec des programmes multilatéraux pour une meilleure évaluation des risques sanitaires. Mais on peut aussi craindre le contraire, avec des réponses bilatérales entre les États-Unis et certains États européens visant à contrecarrer ce qu’ils qualifient d’« excès de normes ».
Ces dernières années, l’Anses a répondu à un nombre croissant d’appels d’offres européens. Pensez-vous que l’Europe puisse prendre le relais des subsides nationaux qui vous font défaut ?
Aujourd’hui, on est sur un pont entre deux rives : une nationale et une européenne. L’idée d’une européanisation des agences d’évaluation de risque suit son chemin, mais en l’état, subsistent des écarts possibles entre les analyses faites par les États membres agissant isolément, ce qui peut générer de l’incompréhension chez les citoyens, les acteurs économiques et les gouvernements.
La maturité actuelle du dispositif européen ne nous amène pas à penser que des évaluations de risque pourraient être transférées automatiquement du niveau national au niveau européen. Pour autant, des travaux sont menés en synergie entre plusieurs partenaires sur les dossiers d’évaluation complexes comme ceux concernant les PFAS. Pour ces derniers, un groupe de travail a été installé sous l’égide de l’Efsa (l’autorité européenne de sécurité des aliments), afin de mieux répartir le « fardeau » d’une évaluation de risques pour une famille de plusieurs milliers de composés chimiques et pour éviter les redondances.
L’Efsa a aussi élaboré un cadre partenarial pour les évaluations d’additifs et d’enzymes alimentaires. Une dynamique européenne s’enclenche par ailleurs sur les autorisations de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques, actuellement délivrées au niveau national alors que les substances actives sont approuvées à l’échelle communautaire. Pour autant, on peut dire qu’il n’y a pas encore de vision globale et partagée de l’évaluation de risque en Europe.
Par ailleurs, nous continuons à nous mobiliser pour les grands programmes de recherche européens. À titre d’exemple, nous coordonnons le programme Parc (partnership for risk assessment on chemicals) qui implique 200 partenaires et est financé à hauteur de 400 millions d’euros sur sept ans. Pour autant, comme tout programme de recherche cofinancé, nous devons contribuer avec nos moyens propres : il ne peut donc y avoir substitution d’une baisse de moyens nationaux par des fonds européens.
Repères
2010
Création de l’Anses pour produire les repères scientifiques afin de protéger la santé contre les risques liés à l’alimentation, l’environnement et le travail
Janvier 2024
Une expertise de l’Anses sur les nouveaux OGM est empêchée de publication à la demande du ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau
Fin novembre 2024
Manifestation d’agriculteurs devant le siège de l’Anses réclamant la dissolution de l’agence. La ministre de l’Agriculture Annie Genevard soutient le mouvement plutôt que l’agence qui dépend pourtant partiellement de son ministère
27 janvier 2025
Adoption au Sénat en première lecture de la proposition de loi Duplomb, qui oblige l’agence à soumettre son programme de travail à un conseil stratégique composé en partie d’industriels et de représentants des syndicats agricoles
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