Le Dr Pascal Meyvaert, médecin coordonnateur dans le Bas-Rhin, vice-président de la Fédération française des associations de médecins coordonnateurs en EHPAD (FFAMCO), a vécu l’épidémie comme un tsunami.
« Le premier scandale éthique a été de se rendre compte que l’âge pouvait être un facteur de non prise en charge. On appelait l'hôpital, le Samu, et la première question était : quel âge a la personne ? », explique-t-il.
Vivement dénoncé, un triage par l'âge semblerait avoir été circonscrit aux régions dépassées par l'épidémie.
Quelle légitimité des priorisations ?
En revanche, des priorisations dans l'accès aux réanimations ont eu lieu plus largement. Légitimes ? Les spécialistes s'accordent pour reconnaître que toute hospitalisation — surtout en réanimation — n'est pas forcément bienveillante et qu'il y a nécessité de hiérarchiser les urgences lorsque les ressources sont limitées, a fortiori dans un contexte de crise. Mais ils insistent sur la nécessité d'anticiper et de discuter des critères pour éviter tout soupçon d'arbitraire et, sur un plan pragmatique, ils appellent à renforcer la filière gériatrique.
À une autre échelle, au sein des EHPAD, c'est le manque de matériel qui a fait surgir des tensions éthiques. « On s'est retrouvé dans des choix de médecine de catastrophe, d'urgence », observe la Dr Nathalie Maubourguet, présidente de la FFAMCO. À qui donner l'oxygène ? « Une personne décède, or un autre résident décompense. Que faire lorsque nous n'avons que quatre ou cinq concentrateurs dans l'établissement », s'interroge le Dr Meyvaert. Idem pour les sédations de fin de vie. « Nous étions en grande difficulté d'approvisionnement pour tous les sédatifs, midazolam, puis Rivotril (clonazépam) et jusqu'au Valium (diazépam). On n'en trouvait plus en officine ni auprès des services d'hospitalisation à domicile (HAD) », se souvient le Dr Meyvaert.
Le confinement : liberté individuelle vs intérêt collectif
L'interdiction des visites puis le confinement furent une autre pierre d'achoppement. « Cela va à l'inverse des valeurs du soin et de la relation que les professionnels essaient de promouvoir », observe le philosophe Fabrice Gzil, de l'Espace éthique Ile-de-France. « D'habitude, le dilemme se pose entre liberté individuelle d'un patient, par exemple une personne avec Alzheimer qui a besoin de déambuler, et sa sécurité individuelle. Là, c'était : liberté individuelle vs sécurité collective », explique la Dr Maubourguet.
Point de réponses univoques. « Au départ il fallait sauver des vies et l'isolement était le seul moyen d'éviter la propagation du virus », assure le Dr Meyvaert. À Nancy, les restrictions des libertés se sont faites progressivement dans l'EHPAD municipal « notre maison » : fermeture des portes extérieures, confinement par étages, puis en chambre. « On ne se dit pas qu'on a été trop dans le sécuritaire. Si j'avais eu un mort, j'aurais regretté de ne pas avoir pris ces décisions », considère aujourd'hui le médecin coordonnateur de l'établissement, le Dr Gabriel Malerba.
Confiner jusqu'à quand ? Passé la vague, les questions n'ont été que plus intenses. « On s'est beaucoup demandé quand relâcher la pression. Ce n'est pas facile quand l'établissement voisin déplore 20 % de décès », rapporte le Dr Meyvaert. « Au moment du déconfinement, on s'est rendu compte que les résidents ne voulaient plus sortir de leur chambre ou de l'établissement », observe le Dr Malerba.
Les EHPAD ont fait preuve de créativité pour maintenir les liens sociaux et affectifs. Grâce aux réseaux sociaux, avec les familles, et à l'implication des personnels. En organisant des animations à distance. En réécrivant les projets d'accompagnement spécialisés. En mettant en place des plannings de promenades dans les couloirs, à Nancy, par exemple, ou des cabines avec des hygiaphones dans le hall pour permettre des visites sécurisées lors du déconfinement. L'attention a aussi été renforcée dans l'après pour récupérer les glissements cognitifs ou les régressions psychomotrices. Mais des questions demeurent : « Comment impose-t-on un confinement à des personnes qui ne le comprennent pas ? », cite Ève Guillaume, directrice de maison de retraite à Saint-Ouen. Et de s'interroger plus largement sur les assises juridiques aux restrictions d'aller et venir en EHPAD : « la loi ne prévoit pas de contrôle des mesures d'isolement par le juge des libertés comme en psychiatrie », note-t-elle.
Le drame des fins de vie
L'accompagnement des fins de vie jusqu'aux enterrements a enfin été l'épreuve éthique qui a bouleversé tous les professionnels du grand âge. « Là, on a été pris au dépourvu », reconnaît le Dr Malerba. Une première résidente est sur le point de s'éteindre, au début du confinement ; sa fille, à Paris, demande d'abord à venir à Nancy lors de l'agonie, puis se résout à un adieu par visioconférence. « Ça a été difficile pour la fille et pour l'équipe. Le décès suivant, nous avions décidé de laisser rentrer quelques proches, en équipement de protection individuelle (EPI) total, et pour un temps limité ». Pareil dans le Bas-Rhin. Mais d'autres problématiques apparaissent : « Comment équiper les familles quand nous n'avons pas assez d'EPI pour le personnel ? », demande le Dr Meyvaert.
Les acteurs du grand âge dénoncent aussi des contradictions et retards dans les directives relatives aux soins du corps après le décès. « Ce sont des protocoles qui ont été éthiquement très difficiles à mettre en œuvre, d'autant qu'ils ont été pris plus au nom de la sécurité, que sur des fondements scientifiques », témoigne Ève Guillaume. Et de reconnaître qu'il y a eu des actes de résistance de la part des équipes, qui ont glissé des objets personnels dans les sacs mortuaires, afin de compenser l'absence de rite.
Un jeu à l'égard des normes qui a souvent été salutaire, tout au long de la crise. « Imposer le masque à des résidents avec des troubles cognitifs n'a pas de sens, sans compter que le personnel souffre de faire la police dans les couloirs. Pareil pour la distanciation sociale à table, lorsque les personnes entendent mal ! », illustre le Dr Meyvaert.
« Il est normal que l'État impose des normes, légitime que les régions les transposent et nécessaire que le terrain les adapte en fonction des réalités. Mais cela suppose de réfléchir à ce qu'est être responsable, mais pas coupable », considère le Pr Régis Aubry, spécialiste des soins palliatifs et membre du Comité consultatif national d'Éthique (CCNE). Et de mettre en garde contre l'excès de cadrage qui peut conduire à surjouer la sécurité et à se déresponsabiliser, pour ne jamais se retrouver en faute.
Un modèle et un regard à changer
Saurait-on mieux faire en cas de deuxième vague ? Les professionnels se sentent mieux dotés en matériel et savent pouvoir capitaliser sur la solidarité et les innovations qui ont surgi lors de la crise.
Néanmoins, tous s'inquiètent de la fatigue des soignants et des personnels. Et plus largement, d'un système à bout de souffle. « Les professionnels font tout ce qu'ils peuvent pour humaniser un modèle ultra-sécuritaire, mais il est fondé sur une aporie : on accueille des personnes qui ne veulent pas être là sans les écouter, c'est un déni de citoyenneté, tempête Pascal Champvert, président de l'Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA). La France invisibilise ses âgés et les réduit à un corps malade ».
Le Pr Régis Aubry n'hésite pas à parler de ghettoïsation, d'autant plus cynique que le coût n'est pas mince pour les résidents. « La médecine génère des populations ultra-vulnérables, et notre société ne se donne pas les moyens pour que leur vie ait du sens », poursuit-il.
De nombreuses voix appellent à une évolution du modèle EHPAD. En faire une « maison gériatrique de proximité », comme le propose l'association nationale des médecins coordonnateurs et du secteur médico-social (MCOOR) ? Développer l'habitat intergénérationnel, les résidences autonomie, les EHPAD hors les murs ou encore le domicile, comme le suggère l'avis 128 du CCNE ? Beaucoup de pistes sont sur la table. Derrière leur pluralité, un même constat : l'urgence de changer le regard de notre société sur les vieux que nous sommes tous, aujourd'hui ou demain.
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