LIEUX DE débat, réseaux d’influence, groupes d’experts, boîtes à idées... Aux États-Unis, les think tanks ont une force de frappe considérable. Ils recrutent des chercheurs, financent d’énormes campagnes publicitaires, prennent l’opinion à partie. Barack Obama en sait quelque chose, qui voit sa réforme de l’assurance-maladie pilonnée depuis trois ans.
En France, la voix de Terra Nova, Fondapol et l’Institut Montaigne porte malgré des moyens plus modestes, et les politiques tendent l’oreille. Les primaires au PS ? Une idée d’Olivier Ferrand, le président de Terra Nova. Prolixes en matière d’immigration ou de fiscalité, les think tank s’intéressent aussi à la santé. Mais avec prudence : le sujet ne se prête guère aux propositions radicales. Trop d’intérêts en jeu, de corporatismes à ménager.
Provoquer le débat.
Certaines idées iconoclastes émergent cependant. Que faire des hôpitaux déficitaires ? Les transformer en établissements privés non lucratifs, suggère ainsi l’Institut Montaigne. Depuis 2005, ce think tank libéral promeut ce « modèle [hospitalier] invisible » sans fonctionnaires ni actionnaires, qui a fait ses preuves aux Pays-Bas et aux États-Unis. Aucun candidat n’a repris l’idée à son compte. Pour Matthias Leridon, communicant et conseiller de différents think tanks, il s’agit avant tout de provoquer le débat. « La France est-elle prête à abandonner les secteurs hospitaliers public et privé ? En posant la question, l’Institut Montaigne force les candidats à prendre position ». À l’UMP, on assure que le rôle des think tanks est très indirect. « Notre programme santé a été travaillé en interne avec l’aide d’experts, il n’y a pas un think tanks qui nous a inspirés plus qu’un autre », déclare le Pr Philippe Juvin.
Les think tanks se focalisent surtout sur la question, centrale, du financement. L’Institut Montaigne appelle à la mise en concurrence de l’assurance-maladie avec les assureurs privés. Faut-il y voir la main de son président, Claude Bébéar, ancien patron d’AXA ? Matthias Leridon jure que les débats sont indépendants. Que des intérêts aient ou non pesé, aucun candidat, là encore, n’a repris l’idée. Patrick Hassenteufel, professeur de sciences politiques, y voit la preuve de l’influence limitée des think tanks : « Les réformes sont issues des réflexions des hauts fonctionnaires, et se jouent davantage au sein de la Direction de la Sécurité sociale, de la Cour des comptes, et du Haut conseil pour l’avenir de l’assurance-maladie ». Du même avis, le directeur de l’IRDES (Institut de recherche et documentation en économie de la santé), Yann Bourgueil, rappelle que les Agences régionales de santé créées en 2010 étaient déjà une idée de Raymond Soubie en 1993. Lequel a suivi de très près la gestation de la loi HPST depuis son ancien bureau à l’Élysée.
Les patients hors jeu?
« En France, tous les réseaux se recoupent, ce sont toujours les mêmes têtes, observe Frédéric Pierru, sociologue. Le discours des économistes de la santé domine au sein des think tank. Ils pensent qu’il y a beaucoup à attendre de la contractualisation sélective avec les médecins libéraux, via les CAPI, le P4P... ». Les assureurs, la Mutualité et les industriels défendent activement leurs intérêts, aidés par leur puissance de feu financière. Les fédérations hospitalières savent aussi se faire entendre. Les patients ? Absents, tout simplement. Les professionnels de santé ne sont guère mieux représentés. « Le corps médical est en panne d’un projet, sa pensée est morcelée, constate Yann Bourgueil, le directeur de l’IRDES. La réflexion que mènent les médecins de terrain autour des soins primaires ne porte pas dans un cénacle large ».
S’il discute avec le MEDEF ou la CGT, le Dr Claude Leicher, président de MG France, n’a jamais été invité par un think tank. Il lit leur production sur Internet, et constate avec satisfaction que « la gestion coordonnée des soins de premier recours fait consensus au-delà du cercle médical ». Mais combien de professions de foi électorales feront la part belle au sujet ? Bien peu, il y a fort à parier. Le corps médical doit à tout prix se réapproprier le débat, estime le Pr Bernard Granger, porte-parole du mouvement de défense de l’hôpital public (MDHP) : « Il est aberrant que soient menées des réflexions excluant les principaux acteurs de la médecine. La question clé du financement ne doit pas faire l’impasse sur la réalité médicale et le besoin des patients ». Devenir une sorte de think tanks médical : c’est l’objectif que se fixe le groupe Bastille, animé par des PU-PH de l’AP-HP.
Domination de la pensée économique.
Bernard Granger sait déjà y faire pour diffuser ses idées. Mails réguliers aux médecins et à la presse, interventions dans les think tanks (invité par l’Institut Diderot, le psychiatre a démoli, power point à l’appui, la loi HPST qui sonne « l’avènement de l’hôpital entreprise »), tribunes pour toucher des intellectuels de tous horizons... Fin 2011, la revue Le Débat lui ouvre ses colonnes. Avec d’autres, il apporte la contradiction au Pr Guy Vallancien, célèbre urologue en cour à l’Élysée. Le président du cercle santé société y décrit sa vision du médecin du XXIe siècle : au menu, délégation de tâches, nouveaux modes de rémunération, fin de l’hospitalocentrisme... « Les think tanks généralistes ne s’intéressent pas à la santé, déplore le Pr Vallancien. J’ai appelé Fondapol [proche de l’UMP] pour proposer de développer une action commune. Pas de réponse, la santé est trop complexe. Je vais les faire venir à CHAM* pour créer le débat ». Pour Guy Vallancien, il y a urgence à œuvrer vite. « La loi HPST n’est pas allée jusqu’au bout, et les politiques n’ont pas pris conscience de la nécessité d’une réforme totale ».
De gauche, le Dr Jean-Pascal Devailly, PH à l’AP-HP, se passionne pour les think tanks. Sur son blog, il fustige l’Institut Montaigne et l’IFRAP pour le « nouveau management public » mis en avant. Il tacle Terra Nova, source d’inspiration du PS, pour n’avoir écouté aucun clinicien de terrain. S’il salue l’action du Pr André Grimaldi, « think tank à lui tout seul », il considère aussi qu’il y a urgence. À se serrer les coudes et jouer collectif : « Il faut défendre les équipes médicales cassées par la loi HPST. Les think tanks sont dominés par la pensée économique, tandis que les politiques nous voient comme une corporation à mener à la carotte et au bâton. On ne peut pas laisser la médecine aux mains de l’alliance de l’État et du marché ».
Pour en savoir plus :
Note de l'institut Montaigne, « Santé : 10 propositions pour demain » (format PDF)
Synthèse, de Terra Nova, « Projet de loi sur les médicaments : pour une analyse plus réaliste des conflits d'intérêts » (format PDF)
Synthèse, de Terra Nova, « Sécurité sociale : pour un financement plus solidaire » (format PDF)
*CHAM (Convention on health analysis and management) est un événement annuel organisé par le cercle santé société, qui réunit des décideurs et des experts de tous horizons pour débattre de l’avenir du système de santé
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