La question peut et doit être posée : à quel instant précis devient-on médecin ? Est-ce au moment de la décision, baccalauréat en poche ? Ou après la thèse ? Ou, bien avant, au cours d'un rêve d'enfance ?
Pour ma part, ce furent des boulons qui m'ont révélé la justesse de mon choix en décidant de « faire médecine ». Ils m'ont montré que le savoir du moment, appelé Vérité met un bandeau de certitude sur les yeux des initiés et, à l'opposé, que j'étais capable de conjuguer le don d'observation avec le sens critique : ce qui s'appelle le sens clinique.
En ce temps-là, où les forteresses volantes de la Libération venaient à peine d'être remisées, l'enseignement de notre art débutait conjointement à l'amphithéâtre et au lit du malade. Revêtu de la blouse blanche encore empesée, je pénétrais avec un respect religieux dans ce monde auréolé de prestige où la Science livrait combat à la Maladie. Les salles communes, aux murs de citadelle, étaient vastes comme des églises où gisaient 40 à 60 malades sur des lits en fer. Les plus vaillants attendaient le passage de la Visite ou guettaient l'arrivée du repas en grillant d'abominables cigarettes dont les cendres et les mégots rejoignaient leur expectoration fétide et gluante dans des crachoirs émaillés.
Les uns espéraient le réconfort de leur famille venant de la riche campagne avec le beurre, le saucisson et le litre de cidre ou de vin rouge. Les autres se confiaient aux aumôniers qui avaient fort à faire. Les religieuses, avec leurs cornettes, assuraient les soins et exerçaient leur dictature sur tous et en particulier sur les stagiaires et les externes. À l'occasion elles ne manquaient pas de nous rabrouer.
À 8 heures, le Patron…
Cet environnement était le décor où officiaient le Patron, son assistant, les internes. Ceux-là avaient droit à la pelisse en laine des Pyrénées, au tablier pris à la taille, au calot. Nous, les nouveaux arrivants, stagiaires comme les externes, tous menu fretin, nous suivions la Visite et nous étions très impressionnés. Le patron apparaissait à huit heures et allait de lit en lit, marquant une longue pause devant chaque malade. Chacune de ses paroles semblait peser, et nous en buvions surtout la musique puisque nous ignorions encore tout du Néoplasme, de la Dothionentérie, du syndrome Grand H, de la Phi-Theta ou de la Sigma-Phi*.
Avec bienveillance, il nous initiait à l'inspection, palpation, percussion, auscultation. Il n'hésitait pas à guider notre main, à affiner notre oreille. On le sait, c'était l'époque de la clinique triomphante. Le médecin ne disposait que d'elle et certains en jouaient admirablement. Les examens de laboratoire, suspects d'erreurs, se limitaient à l'étude des principaux éléments du sang, de l'urine, du liquide céphalo-rachidien, et à la bactériologie de Pasteur.
Radiographie en grande pompe
À cette époque l'étude aux rayons X concernait avant tout le squelette et le thorax. Aussi était-ce en grande pompe que ce jour-là, tout le service, patron en tête, s'était rendu en radiologie pour assister à la réalisation d'une radiographie de l'estomac. L'événement était peu courant et éveillait un immense intérêt. Cela justifiait une agréable procession de blouses blanches sous les tilleuls, puis l'entassement dans la chambre obscure où, tout d'abord, nous ne vîmes rien*.
L'examen dura plus de deux heures, car chaque plaque était développée manuellement avant la réalisation du cliché suivant. Nous pouvions alors distinguer le crâne luisant du radiologue sous l'ampoule bleue. Nous devinions ensuite le malade, très réticent, sanglé sur une table basculante, et à qui on faisait boire avec les plus grandes difficultés un liquide plâtreux. Lorsqu'il avait avalé une ou deux gorgées, la lumière bleue s'éteignait et dans un concert de grésillements on pouvait décerner sur l'écran verdâtre des ombres, de ténébreux méandres.
Penchés au-dessus du verre phosphorescent faiblement éclairé, les visages graves, interrogateurs, évoquaient un Georges de La Tour. Les regards convergeaient avec intensité sur le mystère révélé des entrailles de cet homme.
Oui, je me trouvais bien au Saint des Saints. J'étais admis dans le cercle magique des savants. Je partageais cet honneur démesuré et je me tenais coi, conscient combien ce privilège, du fait de mon ignorance, était immérité. Puis ce fut le retour sous le soleil aveuglant, dans un léger désordre. Tandis que le patron demeurait quelques instants en conciliabule avec le radiologue, nous nous étions éparpillés sous les frondaisons : il était bien agréable de regagner le service par des voies détournées.
Il revint bientôt, portant les précieuses radiographies sous le bras et il nous fit l'honneur d'un petit exposé.
Des images aux noms poétiques
Je ne connaissais pas ce malade qui souffrait de l'estomac depuis plusieurs semaines. En raison d'un amaigrissement considérable on envisageait l'existence d'un néoplasme. Cette hypothèse se trouvait, paraît-il, évoquée par le caractère atypique des douleurs, non rythmées, ni influencées par les repas. Notre maître, exhibant les clichés, nous montra les contours de l'estomac, du cardia au pylore. Avec l'assistant et les internes, il s'efforçait de découvrir des images aux noms poétiques : niches, lacunes, cocardes.
Et moi ? Moi je ne voyais rien ! Rien d'autre que des boulons blancs, plus d'une vingtaine, parsemant la surface de chaque photographie et qui, à mes yeux, formaient en se combinant aux ombres, aux circonvolutions imbibées de baryte, de bien jolis tableaux abstraits. À mes côtés, les camarades et les externes donnaient l'impression de suivre la démonstration avec facilité. Leur air entendu en disait long et m'impressionnait. Bientôt, comme eux, je pourrais boire tout ce savoir me disais-je. Mais en réalité, mon humiliation était intense de constater mon évidente stupidité. Je les observais avec envie, jalousie et tristesse. Y parviendrais-je un jour, moi aussi ? Le doute, l'hypoglycémie d'une fin de matinée, la chaleur peut-être, me donnaient le vertige. Mes jambes flageolaient. Ma chemise se mouillait de sueur. Dans un brouillard, j'assistais à la fin de cet exposé auquel je n'avais rien compris, sinon qu'aucun diagnostic ne pouvait être établi sur les données de cet examen. La radiologie n'était donc pas encore une science exacte.
Une fois dehors, le grand air me réanima. Tout de même, me dis-je, à quoi peuvent-ils bien servir, ces boulons ? Poser la question aux copains ? Même s'ils n'en savaient rien, ils ne manqueraient pas de m'accabler de leurs sarcasmes. La poser au patron lui-même ? Ne serait-il pas, lui, le plus indulgent ? Et même s'il venait à en rire, mon amour-propre n'en serait pas trop froissé… Plus je songeais à l'affaire, plus il devenait important à mes yeux de surmonter l'épreuve. La peur du ridicule devrait-elle être un obstacle à ma future carrière ? M'interdire le métier pour lequel je vibrais ?
Mon avenir en péril
Je vis bien en cet instant précis, qu'en renonçant à poser la question je mettrais tout mon avenir en péril et qu'en la posant je franchirais une étape essentielle. N'était-ce pas ma liberté elle-même que je jouais là ? Le patron avait-il eu l'intuition de mes débats intérieurs ? Ou empruntait-il par pur hasard ce passage couvert où je me trouvais ? Je le vis venir vers moi, s'arrêter à ma hauteur. Il me regarda avec bienveillance :
– Alors Monsieur, êtes-vous satisfait de la matinée ?
Que répondre ? Que dire ? Une seule question m'obsédait et me faisait cogner le cœur. Je me jetai à l'eau :
– Il y avait beaucoup à apprendre, Monsieur, et je n'ai pas tout saisi. Mais, et bien que cela ne me semble pas avoir de rapport avec la clinique, pourriez-vous m'expliquer à quoi servent tous ces boulons que j'ai aperçus sur les radiographies ? N'en gênent-ils pas la lecture ?
– Des boulons ? Où avez-vous vu des boulons ? Venez !
Dans son bureau, il tira les documents de leur pochette et s'exclama :
– Ça par exemple ! Mais bien sûr !… Nous ne les avons pas vus, car nous étions à la recherche d'autre chose, de signes connus, déjà décrits. Jeune homme, avec vos yeux neufs, sans le savoir vous êtes le seul à avoir fait le diagnostic exact ! Vous n'êtes pas encore atteint de ce que j'appelle le scotome du savant. Retenez qu'il faut tout revoir, tout repenser lorsqu'un élément de l'examen paraît aberrant ou en contradiction avec l'ébauche du diagnostic déjà prêt dans votre tête, ou avec les données de votre science. Car notre science n'est pas la Vérité. Ces boulons, voyez-vous, sont ceux qui fixent les sangles qui maintiennent les patients sur les lits dans l'asile d'aliénés où ce malade a été soigné pour grande agitation. Il présente tout simplement une indigestion… aux boulons. Je pense qu'il a dû les avaler pour les subtiliser aux infirmiers, pour empêcher qu'on ne le tienne attaché.
Ainsi, grâce à ces sages paroles, j'obtins la certitude d'être bien fait pour ce métier tant désiré : N'avais-je pas fait preuve d'un peu de sens clinique ?
* Cancer, Typhoïde, Hystérie, Tuberculose, Syphilis
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