Actuellement, Il est admis qu’on est « normal » au regard d’une variable donnée si celle-ci s’inscrit au-dessus du cinquième percentile de la distribution de cette variable dans la population, mais cette notion est arbitraire, relativement récente, et pas forcément universelle (le type de la distribution a une influence). De plus, la notion de « norme » ne peut pas être distinguée de l’usage (ou du mésusage) que l’on en fait. Deux exemples en témoignent, dont le second surprend en général les pneumologues… Le premier est celui du quotient intellectuel (et de ses avatars) : il s’agit d’un instrument développé en France par Alfred Binet au tout début du XXe siècle à la demande du ministre de l’éducation publique de l’époque pour « repérer [à l’école] les enfants susceptibles de rencontrer les plus grandes difficultés [et leur faire bénéficier de mesures de soutien personnalisé] ». L’objectif est d’identifier des individus dont les performances sont « inférieures » pour mettre en place des mesures qui les réintégreront dans la « norme ». L’outil est bienveillant, et cible une population bien définie. D’ailleurs, Binet ne parle pas de « QI », mais « d’âge mental ».
Âge mental
Très rapidement après sa mise au point, l’outil est repéré par un psychologue américain, Henry Goddard, qui en déduit que l’intelligence peut être mesurée et graduée. Il transforme l’âge mental en QI (âge mental/âge réel X 100), l’applique à des populations d’adulte après quelques adaptations, puis rapidement en promeut l’utilisation pour sélectionner les immigrants à l’entrée aux États-Unis. L’outil n’est plus bienveillant, ses modifications n’ont pas été validées, il est appliqué hors de sa population de développement. L’inévitable arrive : on constate que les immigrants ont souvent une performance médiocre lors de la passation de ce test, et on en déduit que les populations correspondantes sont « inférieures ». Le racisme prend une dimension normative.
Vitalité
Mais de fait, le QI n’est pas le premier outil du racisme normatif. Il vient chronologiquement après la Capacité vitale (CV). En 1846, John Hutchinson décrit un spiromètre destiné à mesurer la « capacité pulmonaire » dans le but de diagnostiquer les maladies respiratoires au sein d’une large gamme de populations. L’outil est bienveillant, son appellation est neutre. Mais l’époque est au courant « vitaliste », et la capacité pulmonaire devient capacité vitale : premier glissement.
La mesure d’un volume physiologique prend une connotation qualitative (grands poumons, forte vitalité). En 1869, Benjamin Gould a l’idée d’inclure la CV dans les variables descriptives des populations. 18 000 soldats américains sont décrits, et classés en fonction de leur couleur de peau, statut social, et de leur « vigueur » évaluée subjectivement. On constate que les sujets « à peau noire » ont une CV inférieure de 10-15 % à celle des blancs de même âge et catégorie sociale.
Ce résultat est pain béni pour les « théoriciens de la race », qui dès lors tiennent qu’une capacité vitale basse est un marqueur central de « l’infériorité raciale ». Le rôle du statut socio-économique (avec en particulier les variations nutritionnelles qui en sont satellites) est balayé d’un revers de manche. Dans le débat racial, cette notion va peser un poids considérable –et souvent ignoré– pendant près d’un siècle.
En reste-t-il trace dans la pratique pneumologique ? Les recommandations de l’American Thoracic Society et de l’European Respiratory Society préconisent l’utilisation d’équations de références adaptées à l’ethnicité pour l’expression des volumes pulmonaires en pourcentage de valeurs prédites. Pour autant, plus de 90 % des études normatives débouchant sur la publication d’équations spécifiques d’ethnies ne prennent pas en compte les facteurs nutritionnels et socio-économiques. Il est actuellement admis qu’une proportion importante des différences spirométriques entre populations n’a pas de base génétique.
Que faire en pratique ?
Tout d’abord, bannir toute utilisation de facteurs correctifs fixes pour « corriger » des valeurs fonctionnelles respiratoires en fonction de l’ethnie. Ensuite, utiliser éventuellement des équations spécifiques de l’ethnie considérée, mais cela implique d’être capable de la déterminer… Enfin, idéalement, utiliser des équations de références dites « universelles », validées sur une gamme d’âge plus large que toutes les autres équations disponibles (3-95 ans) et surtout « multi-ethniques » (1).
Chef de département (R3S, pôle PRAGUES), chef de service (service de pneumologie et réanimation médicale, CH La Pitié-Salpêtrière, Paris), directeur UMR_S 1158. Inserm-Université Paris 6 "Neurophysiologie respiratoire expérimentale et clinique"
(1) Global Lung Initiative "Universal lung function equation", voir Quanjer et al., European Respiratory Journal 2012;40;1324-43.
Nb :Ce texte résume le contenu d’une conférence donnée par l’auteur le 16 novembre 2013 lors des "Ateliers de la Pneumologie Ile-de-France" organisés par les Laboratoires Novartis, et pour laquelle l’auteur a perçu une rémunération.
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