Prix Nobel de littérature 2022

Annie Ernaux : « Ma guérison miraculeuse du tétanos à l'âge de 5 ans, signe de mon élection... »

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Publié le 06/10/2022
Annie Ernaux, prix Nobel de littérature, se raconte en 2011 dans Décision & Stratégie Santé.

Crédit photo : AFP

Décision Santé. Pourquoi raconter sa vie pour des lecteurs inconnus ? Et surtout les événements les plus douloureux ? Est-ce une manière de s’en débarrasser ?

Annie Ernaux. Sûrement pas. C’est pour faire exister. Pour moi, un événement n’a pas eu lieu s’il n’a pas été raconté. Écrire, c’est faire être et saisir le moment, comme l’illustre le Journal du dehors par exemple. Tout simplement pour qu’il y ait une trace réelle.

D. S. Dans cette enfance et cette adolescence d’après-guerre, la maladie était décrite comme un défaut, une tache.

A. E. On a oublié combien la santé représentait alors un capital, notamment dans les milieux populaires dont je suis issue. Un jeune homme épousant une femme qui n’avait pas la santé se mettait « dans de mauvais draps ». À l’époque, il n’y avait pas la Sécurité sociale. Et la bonne santé relevait d’un certain type d’élection. Ma mère évoquait souvent sa bonne santé, sa force physique jusqu’au moment d’être atteinte par la maladie d’Alzheimer. En revanche, j’ai vécu comme une infériorité, une tare, le fait d’être souvent malade. Outre la culpabilité, je coûtais cher à mes parents. Petits commerçants, ils n’étaient pas assujettis à la Sécurité sociale. Je suis née avec une luxation congénitale de la hanche…

D. S. Vous ne racontez pas cela dans vos livres. Votre sexualité est beaucoup plus présente que vos ennuis de santé.

A. E. Il y a encore quelques années, parler de sa santé paraissait incongru, impudique. Cela a pour le moins changé. Certes, c’est un trait d’époque que de parler plus facilement de sa sexualité. Mais lorsqu’en 1985, j’ai été opérée pour la première fois de cette luxation, on a cru ici chez Gallimard que j’écrirai sur cette expérience. Je me suis écrié « oh non jamais ! ». Pourtant, cela a été un moment très éprouvant. La prescription de morphine était alors peu fréquente. J’ai énormément souffert. En revanche, je relate dans mon journal intime ces événements. J’aborde dans mes livres mon cancer du sein. Mais ce n’est pas le sujet direct. Encore faut-il en faire une matière littéraire. Mais peut-être cette absence est en partie liée à l’éducation reçue, avec le fait de cacher la maladie, de ne pas en parler.

En revanche, on évoquait souvent dans ma famille ma guérison miraculeuse à l’âge de cinq ans du tétanos, obtenue, paraît-il, grâce à de l’eau de Lourdes. Cet épisode était le signe « de mon élection ».

D. S. La lecture du récit L’Événement autour de votre avortement est bouleversante. Les portraits des trois médecins, surtout l’interne, témoignent d’une autre époque où le principe d’humanité ne relevait peut-être pas encore du serment d’Hippocrate.

A. E. L’un des médecins, Dr N est venu à Rouen se justifier lors de la présentation de mon livre. Entre le médecin bourgeois, le médecin de garde – sûrement le plus atroce qui me fait jurer de ne jamais recommencer et me demande l’argent de la consultation avant de signer le bon d’hospitalisation – et l’interne m’humiliant tout simplement parce que je suis d’une autre classe sociale, la séquence est épouvantable. Pourquoi traite-t-on alors les femmes comme cela ? Au-delà de mon cas, l’accueil aux urgences était détestable. Depuis, de grands progrès ont été accomplis.

D. S. Votre interprétation des faits, inspirée par l’œuvre de Pierre Bourdieu, tourne autour de la violence sociale. Mais l’ordre moral qui règne alors est terrifiant.

A. E. Les conduites individuelles sont structurées par le rapport à la loi. On n’interroge pas les principes, on l’applique. Cela continue aujourd’hui avec l’expulsion des étrangers par exemple. Au décours de mon avortement, j’ai découvert la loi avec toute son ambiguïté. À ce moment, la recherche de l’adresse, de l’argent dans une extrême solitude constituait des épreuves terribles.

D. S. Vous n’accablez pas la femme qui a pratiqué l’avortement. Les conditions sont pourtant sordides…

A. E. Le montant exigé était très élevé. Le lieu, un deux-pièces parisien, était très sombre. Une bassine, posée là avec une sonde. Un homme avec son béret attendait dans l’autre pièce. J’avais l’impression de tomber là dans les bas-fonds. Lorsque cette femme me reconduit au métro Pont Cardinet une fois « la chose faite », ce n’est pas principe d’humanité, mais plutôt parce qu’elle craignait que je perde connaissance dans la rue avec cette sonde enfoncée dans mon vagin. Elle prend toutefois des risques. Il ne faut pas le négliger. Aujourd’hui, la situation a bien changé. Pour autant, les conditions d’accueil pour les femmes qui ont recours à l’IVG sont loin d’être optimales, si j’en crois les témoignages recueillis lors de la parution de ce livre. Cela provoque toujours un sentiment de honte, un trouble. Dans ce livre écrit au couteau, je ne juge jamais les différents acteurs. J’établis un état des lieux. C’est tout.

D. S. Quel regard portez-vous au fil du temps sur les médecins ?

A. E. Ils ont accompagné ma vie, celle de mes parents. Il y a ces médecins dans ma mémoire, ma mémoire transmise. Ma mère avait eu une grave pneumonie. Elle a été soignée comme mon père par un médecin des pauvres qui réclamait rarement ses honoraires. C’était le bienfaiteur, le médecin de campagne de Balzac. Je suis née en 1940 en pleine guerre. Il a accouché ma mère. C’était aussi un saint. Il est mort lorsque j’avais 5 ans. C’était la première fois que je voyais un corps exposé dans une église. Et puis, outre l’eau de Lourdes et le Ciel, je n’oublie pas le médecin qui m’a sauvé du tétanos grâce au sérum.

Cette chaîne de médecins généralistes a accompagné ma famille, quelles que soient leurs opinions politiques. J’ai une autre image des spécialistes. Je garde un souvenir douloureux d’un neuropsychiatre. Ma mère m’avait emmenée chez ce médecin pour une aménorrhée persistante depuis deux ans. J’avais 19 ans. Il m’a fait enlever mon soutien-gorge. Et a passé ses mains sur mes seins. J’ai parfois raconté ce geste obscène, traumatisant. Je ne l’ai jamais écrit. J’ai aussi rencontré le « Grand Patron » avec toute sa morgue. Allant à Rouen pour des verrues plantaires, je me souviens encore de cette consultation publique au cours de laquelle entouré de son aréopage d’internes et d’infirmières, après l’avoir fait exhiber devant tout le monde, il tutoie un patient et l’engueule pour être venu si tardivement consulter. Mon tour vient. J’ai droit au respect parce qu’étudiante en lettres. À l’époque cela pose. Puis il avise ma cicatrice à la lèvre apparue à la suite d’une chute sur un morceau de verre dans l’enfance. D’un coup, je devenais un terrain d’expérimentation intéressant. Il y avait là la caricature si souvent décrite de ces médecins toujours en représentation et vous écrasant de leur mépris social.

D. S. Vous racontez dans deux ouvrages la maladie d’Alzheimer de votre mère. À travers les pages, on y entend la colère à l’encontre du personnel soignant.

A. E. Dans ces établissements où était hébergée ma mère, les patients sont en sursis de la mort. À l’époque, dans les années quatre-vingt, la maladie n’est pas nommée. On parle de démence sénile. C’est grâce à une émission de télévision que j’ai entendu parler de cette maladie, pas par les médecins qui ont pris en charge ma mère. Mais peut-on dire toute la vérité ?

D. S. Vous soulevez la question du maintien en vie de ces patients dans un futur proche.

A. E. Je me pose la question d’autant que je me projette face à la maladie. À partir du moment où ma mère a été atteinte, qu’en est-il du risque que je sois à mon tour frappée par cette même pathologie. Il faudrait se suicider. Mais on en a rarement le courage. Mais à qui demander un tel acte ?

D. S. Autre moment, vous souhaitez faire un test de dépistage contre le VIH. Vous allez dans un centre anonyme et gratuit. Vous ne consultez pas votre médecin.

A. E. Je ne voulais pas évoquer ma vie privée avec lui. Certes, il la connaît un peu à travers mes livres. D’ailleurs, il est formidable, mais il ne me parle jamais de mes ouvrages.

D. S. Au-delà de la médecine, vous jetez un regard sur vous-même à la manière d’un ethnologue dont le moi serait le sujet d’étude.

A. E. Oui, c’est se voir comme un autre. Cela permet aussi de se retourner sur les événements que nous avons tous traversés. Je ne suis pas née dans un milieu familier avec la littérature. J’ai gagné la littérature. Je cherche les mots qui collent au réel, de ce qui est juste. Je n’aurai jamais imaginé une telle réception pour mes livres. La Place a même été lu par une de mes tantes. Si je n’ai pas vengé ma race comme je l’écris au début du Journal, j’ai peut-être rendu justice à quelques-uns des miens. Et si je suis apaisée, je reste extrêmement sensible à ce qu’évoque une ségrégation, une humiliation des autres. Je porte encore les traces de ce qu’Albert Camus appelait le « premier monde », celui dans lequel on entre dans la vie, on emprunte le langage. Bien sûr, l’évasion, l’échappement sont toujours possibles. Mais la famille, le milieu social nous marquent pour la vie.


Source : lequotidiendumedecin.fr