Manger et boire en géographe implique de savoir d'où viennent les aliments et les boissons que l'on consomme, quels hommes et quels paysages leur sont associés. C'est être « un citoyen gourmand du monde », comme l'écrit Gilles Fumey*. En effet, les gastronomies appartiennent à la culture. Chaque pays ou région du globe a ses coutumes, ses préférences alimentaires, ses façons de cuisiner, puis de prendre les repas. Le choix des produits, de leur cuisson et de leur assaisonnement entre dans des systèmes alimentaires construits par des usages, des interdits, des tabous, des symboles et des valeurs affectives.
Pour autant, l'identité territoriale est en permanence façonnée par les influences étrangères. La géographie offre une vision raisonnée des processus de brassages alimentaires, aujourd'hui appelés mondialisation, mais qui existent depuis bien longtemps : au XVIesiècle, il s'agissait de l'arrivée en Europe de plantes tropicales et d'épices, au XXe siècle, l'une de ses illustrations est le formidable développement des cuisines du monde et des restaurants ethniques.
L'art de la table
Avant d'analyser le contenu des assiettes, intéressons-nous aux coutumes entourant les repas qui diffèrent d'un continent à l'autre et selon les époques et les couches sociales.
Au Moyen Age en Europe, le repas se prenait dans la pièce commune, centrée sur la cheminée ou le foyer. Au XIXe siècle sont apparus les restaurants et les brasseries, tandis que la bourgeoisie inventait la salle à manger, bien séparée de la pièce où était installé le fourneau. Tandis qu'au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, la mode de la cuisine américaine est arrivée d'outre-Atlantique dans nos appartements, réunissant, à nouveau, salle à manger et cuisine.
Les ustensiles pour manger, et notamment les couverts, sont, eux aussi, des objets éminemment culturels. Si la cuillère est d'utilisation ancienne et extrêmement répandue, elle se différencie par sa forme (fond plat ou bombé) et sa matière (métal, porcelaine, bois). En revanche, l'utilisation du couteau et de la fourchette est plus récente et localisée à l'Europe et à l'Amérique. Pour le reste de l'humanité, il s'agit d'outils à connotation belliqueuse qui doivent être bannis de la table. Et, comme la fourchette est faite pour tenir ce que coupe le couteau, ces sociétés ne mettent pas non plus de fourchettes à table.
En Asie, ce sont les baguettes qui servent à manger. A l'origine, elles permettaient de saisir la nourriture dans un plat commun et de porter l'aliment à la bouche. Elles ne devaient donc pas toucher les lèvres afin que le convive puisse les remettre dans le plat commun pour saisir la bouchée suivante. Les baguettes chinoises et vietnamiennes possèdent un bout rond, alors que les baguettes japonaises et coréennes sont pointues. Exceptions à la règle, les Thaïlandais et les Indonésiens utilisent une cuillère et une fourchette, les baguettes ne servant qu'à la consommation des nouilles. Quant aux doigts, ils ont beaucoup servi et peuvent encore le faire. En Inde, on utilise exclusivement la main droite et, le plus souvent, uniquement deux ou trois doigts.
L'usage des couverts évolue encore. Les fourchettes et les couteaux se répandent dans les couches aisées des sociétés qui ont l'habitude de manger avec les doigts et l'usage des doigts tend à revenir avec le développement de la restauration rapide et des sandwicheries.
A chacun ses rythmes
Le rythme de trois repas par jour, bien ancré dans les pays riches et occidentaux, est loin d'être la règle dans la plupart des pays moins favorisés. Il est d'ailleurs assez récent, puisque le modèle des trois repas ne s'est imposé comme norme qu'au XX<+>e<+> siècle. Bien qu'à des horaires différents, les pays d'Europe, d'Amérique du Nord et l'Australie répartissent généralement les apports alimentaires journaliers sur un petit déjeuner - plus ou moins copieux et de composition très différente selon les pays -, un déjeuner et un dîner, ce dernier pouvant être pris tôt - vers 18 heures en Allemagne ou en Grande-Bretagne - ou fort tard - vers 23 heures en Espagne -. Les habitants de la plupart des pays d'Amérique du Sud ou centrale, ainsi que ceux d'une grande part de l'Asie et des pays du Maghreb ne mangent que deux fois par jour. Malheureusement en Afrique noire, les populations ne se contentent que d'un seul repas quotidien.
Toutefois, comme s'en inquiètent les nutritionnistes des pays occidentaux, les rythmes alimentaires tendent à devenir anarchiques - tant la consommation d'en-cas, de snacks et de produits nomades se développe. Aux Etats-Unis, des enquêtes ont montré que le nombre de prises alimentaires quotidiennes pouvait atteindre 20. Dès lors, il ne peut plus s'agir vraiment de repas structurés et partagés dans la convivialité.
Jusqu'au XVIIIe siècle en Europe et encore aujourd'hui au Moyen-Orient et en Asie, se nourrir consiste à se mettre à table et se servir dans des plats multiples en fonction de ses goûts et de son appétit. Au XIXesiècle, les habitudes ont changé et le repas se déroulait en une succession de plats ritualisée - entrée, plat, dessert - ou parfois davantage - incluant un plat de viande et un de poisson, du fromage, un entremet avant le dessert, etc. -. Par la suite, le développement des « buffets » offrant à nouveau un large éventail de mets au sein duquel on choisit et le raccourcissement du temps consacré aux repas ont contribué à abandonner cette façon de faire et à se rapprocher à nouveau du modèle précédent, chacun se servant sur un plateau les aliments de son choix.
« Bouilli » ou « rôti » dans tous les pays
Les modes de cuisson témoignent eux aussi de la géographie et surtout de l'appartenance à une couche sociale. En effet, à divers endroits de la planète, le bouilli représente les cuisines paysannes, alors que le rôti ou la cuisson au four est une cuisine noble. En effet, la cuisine au pot appartient à une culture alimentaire rurale et pauvre. On réunit plusieurs ingrédients avec de l'eau dans le récipient du pochage (l'ouille, le pot, le chaudron, la marmite ou la cocotte). Ce mode de cuisson convient aux viandes dures et aux morceaux de deuxième choix. Ce type de préparation existe dans tous les pays. En France, ce sera une poule au pot, un pot-au-feu ou une blanquette, en Espagne un « caldo a la catalana » ou un « cocido a la madrilena », en Italie un « bollito misto », en Belgique un « waterzoï », en Tunisie un couscous, au Japon un « shabu-shabu » ou un « kabi-nabe ».
A l'opposée, la cuisine au four est un signe de distinction sociale et de discernement gustatif ; elle caractérise la cuisine de l'élite. Le rôti est servi lors de banquets ou de réceptions. Ce type de cuisson est utilisé pour les viandes tendres et les morceaux de premier choix. Le rôtissage était le mode de cuisson le plus usité par les cuisiniers des cours royales et princières européennes et des grandes maisons bourgeoises du XIX<+>e<+> siècle. On rôtissait des cygnes, des paons, des hérons, mais aussi plus simplement des poulets, des chapons ou des canards. On aimait également faire cuire de grosses pièces à la broche (bœuf, veau, cochon de lait). En Chine, le canard laqué a été inventé par un officier de bouche impérial sous la dynastie des Ming. Sa recette, fort complexe, fait appel au rôtissage.
Les goûts et les dégoûts
A l'instar des modes de cuisson et de préparation, l'appétence pour telle ou telle saveur et les préférences culinaires varient en fonction des cultures et des continents. Traditionnellement, on décrit quatre saveurs - le sucré, le salé, l'amer et l'acide - auxquelles on peut en ajouter une 5e l'umami des asiatiques qui correspond au glutamate de sodium, sel extrême oriental. En réalité, l'être humain est capable de distinguer un nombre bien plus important de saveurs, comme le poivré, le pimenté ou l'astringent.
Si l'on cartographie l'association de deux saveurs la plus appréciée par grandes zones géographiques, on note une certaine homogénéité par continent. En Europe de l'Ouest, l'association acide - salé (légumes, charcuterie, fromages) est plébiscitée ; en Europe de l'Est, c'est l'acide - amer (choucroute, bière), de même qu'en Asie (sauce soja) ; en Amérique du Nord, on aime l'acide - sucré (ketchup), en Amérique du Sud le salé - amer (tequila) et en Afrique le salé - sucré (pastilla, couscous).
Certains condiments ou épices sont néanmoins presque universellement appréciés. Tel est le cas du piment (cultivé et utilisé dans le monde entier), du sel (qui a très tôt servi à la conservation des aliments et qui est un exhausteur de goût) et du sucre (dont le goût semble inné - associé au premier aliment de l'homme, le lait maternel).
Difficile d'évoquer les préférences alimentaires, sans évoquer aussi les dégoûts, les tabous et les interdits. Ces derniers se réfèrent généralement à des considérations religieuses ou philosophiques. Dans le judaïsme, la nourriture doit être conforme à la loi dite casher, incluant entre autres un rituel d'abattage de l'animal. Dans le christianisme, l'abstinence qui est prônée à certaines périodes témoigne de la maîtrise du corps. Dans l'islam, les interdits sont fondés sur l'hygiène alimentaire et la sobriété.
En Chine, la jeune mère qui allaite son enfant ne doit pas manger de nourritures identifiées comme masculines ; vinaigre et gibier par exemple sont interdits. Dans les sociétés indiennes d'Amérique, ce sont les deux jeunes parents qui doivent suivre de stricts interdits alimentaires et sexuels pendant la période qui suit la naissance de leur enfant. Enfin, à côté des interdits, il existe également des aliments tabous, considérés comme non comestibles dans un pays et très prisés dans un autre. On mange du chien en Chine et au Japon, des grenouilles en France et en Indonésie, du lapin et des escargots en France et en Italie, et des insectes en Amérique du Sud, en Afrique au Sud de l'Equateur et dans une grande partie de l'Asie...
La mode est au métissage.
En réalité, si les façons de manger sont encore solidement ancrées dans l'appartenance à une culture, une couche sociale et un pays, les métissages et les échanges ont actuellement une place très importante. Si les boissons, comme le thé, le café, le vin et la bière se sont mondialisées dès le XVIIIe siècle, ce sont aujourd'hui les plats qui deviennent des références partagées du goût dans le monde entier. Cette world food, qui se consomme surtout dans les grandes villes et les lieux touristiques, recompose nos pratiques alimentaires à l'instar de ce qui s'est passé après les grandes découvertes du XVIe siècle qui ont changé certaines manières de manger et intégré de nouvelles plantes en Europe, comme la pomme de terre, la tomate et le haricot. C'est aujourd'hui au tour des pizzas napolitaines, du döner kebab, du hamburger et des sushi de faire évoluer nos choix alimentaires.
* Atlas mondial des cuisines et gastronomies Gilles Fumey et Olivier Etcheverria. Editions Autrement.
(1) Jean-Robert Pitte, président de l'université Paris-Sorbonne.
Le fromage en Europe
On distingue trois modes de consommation du fromage en Europe.
En Europe du Nord, à tout moment de la journée, le fromage est dégusté en tranches sur une large tartine de pain beurré. Les fromages crémeux sont étalés sur du pain brioché.
En France, le fromage est présenté à la fin du repas sur un plateau qui devrait en théorie comporter au moins un fromage de chacune des sept familles (il existe plus de mille fromages recensés dans notre pays).
En Europe du Sud, le fromage est cuisiné et entre dans la composition de nombreuses spécialités (tapas, risotto, moussaka, etc.).
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