Le 20 mai dernier, à la barre du tribunal correctionnel de Paris, le Dr Monique Fraysse-Guiglini a exposé à la fois l’importance cruciale de la médecine du travail dans une entreprise, et ses limites. Elle travaillait depuis plus de dix ans au sein de la direction opérationnelle de Grenoble quand le plan Next a été mis en place dans les années 2000. Objectif de cette restructuration : 22 000 suppressions de postes au niveau national, afin de s’adapter au numérique et sauver l’entreprise de ses dettes.
La médecin, dans sa déposition (en libre d’accès sur Médiapart), rapporte la spirale infernale dans laquelle étaient projetés tous les salariés qu’elle soignait, des techniciens aux DRH : « En 2009, le système s’emballe. Je me sens impuissante à protéger la santé des salariés. Comme sur un bateau qui prendrait l’eau de tous les côtés, je cours dans tous les sens pour colmater les fuites. Mais sans y arriver. J’ai vu beaucoup de dégâts sur le plan humain. Des gens cassés, fracassés qui ont mis des années à se relever. »
Les mobilités forcées et les pressions psychologiques « d’une brutalité sans précédent », rapporte-t-elle, ont entraîné de graves pathologies. La cour examine, entre autres, le cas de dix-neuf salariés qui se sont donnés la mort pendant cette période.
Son témoignage se termine par une leçon de déontologie : « Pour conclure, je souhaite dire que le médecin du travail n’a pas de légitimité pour se prononcer sur les choix stratégiques de l’entreprise. Sauf si ces choix impactent la santé des salariés aussi massivement que cela a été le cas à France Telecom entre 2007 et 2009. Il est alors du devoir du médecin du travail d’alerter les dirigeants. Je l’ai fait, sans être entendue. Je souhaite l’être aujourd’hui. »
Ne pas se laisser impressionner
Au téléphone, sa voix réactive bondit. Elle revient, sans trop y croire, sur l’effet de sa parole au tribunal : « Dix ans après les faits, enfin, les dirigeants doivent s’expliquer ! Jamais je ne pensais témoigner à leur procès. Je ne sais pas si le président et les juges m’ont écoutée mais j’ai fait mon devoir. » En retraite depuis quatre ans, Monique Fraysse-Guiglini avait tourné la page de cette dure période professionnelle. Contactée par le syndicat SUD il y a un mois pour témoigner, elle a dû rassembler comme elle pouvait ses souvenirs.
Pour elle, la médecine du travail est un métier « engagé, où l’on donne de sa personne », et qui est loin d’être facile. « Cette expérience m’a mise à l’épreuve sur la solidité de mes bases professionnelles. J’ai dû tenir coûte que coûte ma position de médecin du travail. Le métier est par essence compliqué car nous sommes conseillers de trois parties : l’employeur, les salariés et leurs représentants. Notre exercice ne manque pas de grands écarts », précise-t-elle, la voix adoucie.
Elle s’est protégée elle-même du climat conflictuel de France Télécom en s’accrochant à sa mission de conseil et d’alerte. La solidarité de l’équipe avec laquelle elle travaillait a aussi été fondamentale pour « tenir le choc. »
Monique Fraysse-Guiglini réserve quelques conseils pour sa relève professionnelle, les internes en médecine du travail : « Ne surtout pas vous laisser impressionner. Il ne faut pas se faire prendre en otage par l’une des parties. Le médecin du travail est certes salarié mais il n’a pas de supérieur hiérarchique. Il est tenu au secret professionnel et doit se cantonner strictement au point de vue de la santé des travailleurs. »
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