Enquête art et médecine

Emmanuel Demarcy Mota : « Acteur ou médecin, on ne fait pas un métier comme les autres »

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Publié le 23/06/2022
Depuis deux ans, au début de la pandémie, Emmanuel Demarcy-Motta, directeur du Théâtre de la ville a noué un partenariat avec l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris. Le 14 juin dernier, le spectacle issu de la rencontre entre médecins, soignants et les comédiens de la troupe du Théâtre de la Ville a été présenté au public à la chapelle Saint-Louis de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Retour sur une expérience unique.
Emmanuel Demarcy-Motta, directeur du Théâtre de la ville

Emmanuel Demarcy-Motta, directeur du Théâtre de la ville
Crédit photo : Crédit : Jean-François Robert

Qu’est-ce que la médecine peut apprendre au théâtre ?

Elle peut nous apprendre la curiosité, la capacité d’observation, non pas la curiosité bourgeoise liée à un mode de consommation, dans un rapport éphémère aux choses mais celle de l’enfant, l’endroit où l’on continue de chercher, à s’émerveiller du monde, c’est-à-dire de l’autre, y compris de l’idée non pas seulement de l’autre mais de l’idée que l’on a soi-même besoin tout au long de la vie de cheminer pour mieux comprendre ce que l’on est. La médecine ouvre le champ de la maladie. On la connaîtra tous à un moment donné avec cet espoir secret qu’elle arrivera le plus tard possible Or, le théâtre est l’endroit où s’exerce la curiosité sur l’espèce humaine. C’est l’endroit où nous construisons des fictions qui créent notre réalité. Or la maladie, c’est le réel. Lorsqu’un poète, un auteur, un architecte, créent un espace, c’est d’abord une fiction qui contient tous les rêves des mondes possibles. Et c’est par cette fiction, le produit de l’imagination que l’on va produire une réalité dans laquelle nous sommes aujourd’hui.

Pourquoi les noces entre la médecine et l’art ont été si difficiles ? Jean Starobinski à propos du Malade imaginaire parlait de l’œuvre de Molière comme le théâtre de l’imposture. Est-ce cela qui rapproche les médecins des comédiens ?

C’est le rapport de l’artiste au sachant. Quel pouvoir le comédien prend-il sur l’autre et le médecin à l’artiste ? « Vous êtes un menteur », dit le médecin à l’acteur. « Mais vous mentez tellement bien que vous être capable de créer une nouvelle réalité. » Quant à l’acteur, il peut dire au médecin, « vous utilisez votre connaissance et votre savoir pour guérir l’autre. Et d’autre fois pour mentir. » La question éthique est celle qui réunit les deux. L’endroit de l’intersection entre ces deux champs est celui de l’éthique. On ne fait pas un métier comme les autres lorsque l’on est acteur ou médecin. Ce sont des métiers pour les autres. Certes je me suis adressé avant le début au spectacle aux étudiants en médecine pour leur rappeler qu’ils jouaient d’abord pour eux. S’ils veulent soigner l’autre, ils doivent s’interroger sur la raison pour laquelle ils veulent le faire. Pourquoi un médecin souhaite-t-il guérir l’autre ? Il y a là un travail à faire.

Dans ce spectacle chacun reste à sa place, les comédiens jouent les malades et les étudiants en médecine, les médecins.

Ce qui m’intéresse ici ce n’est pas tant le spectacle qui a été présenté, mais les étapes, les fragments, les interactions. Le vrai sujet c’est où allons-nous ? Le « Nous » intègre des personnes qui ne sont pas habituées à se rencontrer. Cet étudiant en médecine et cet acteur qui joue Ionesco depuis quinze ans dans les plus grandes salles du monde mais aussi dans les lycées techniques à Paris, un format à chaque fois singulier où l’expérience doit intégrer la prise en compte de la différence au sein des publics. La problématique du théâtre public n’est pas sociologique. Mais la vraie question est plutôt : l’acteur contient-il tous les spectateurs ? A-t-il une compréhension de toutes les différences ou s’adresse-t-il à un seul type de spectateur et dans ce cas lequel ? En fait, il s’adresse à un spectateur, un seul mais il est imaginaire. Ce travail aujourd’hui est une nouvelle étape, un franchissement où l’acteur a découvert des mots, « sémiologie » par exemple, qu’il ne connaissait pas. Il a observé des gestes, des patients. Il a arrêté d’observer le monde…normal. L’anormalité, il ne l’a pas puisée que dans le personnage. Il a découvert le malade. Les comédiens qui ont joué ce soir n’aimaient pas les maths, la physique. C’était même leur adversaire au lycée. Mais là, Il y a eu un dialogue secret, un champ pour l’acteur où il a pu se dire : « Tu vas avoir besoin d’un autre, d’un étudiant pour entendre ce moment entre le normal et le pathologique ». Le défi pour l’acteur est de faire de son personnage de Ionesco un personnage augmenté, augmenté de la maladie. La maladie ici n’est pas une soustraction mais une addition, une chose en plus. C’est aussi un chemin pour l’étudiant en médecine. Aucun ne connaissait Pina Bausch, Robert Wilson, Patrice Chéreau. Il faudrait créer un nouveau virus qui inoculerait le goût du théâtre. Je ne ferai pas cette expérience dans un théâtre. On est ici dans une chapelle parce que c’est la maison de tous, comme dit le curé. Les textes de Ionesco questionnent l’idée d’élévation, celle de Dieu. La chapelle est essentielle pour ce travail. Dans un théâtre c’est policé. Dans la chapelle, c’est une expérience que l’on peut partager avec un curé, des soignants des comédiens. Est-ce que l’on a créé là un nouvel espace ?

L’expérience est partie de la pandémie.

La pandémie, cela s’appelle l’empêchement, c’est le terme que tout le monde a appris. La liberté de mouvement avant même la liberté de penser est essentielle. En revanche, ensemble, c’est le mot du théâtre. On peut inventer quelque chose grâce à un imaginaire qui nous permet de dépasser ce qui nous impose. Cela ne signifie pas une critique sociale. Simplement le virus s’impose à moi, plutôt que gémir ou se plaindre,

Sur la médecine et la santé, j’avais besoin de faire un chemin personnel. Mon père puis ma mère ont été hospitalisés ici à la Pitié-Salpêtrière. J’ai fait l’expérience unique et définitive de la mort de mon père et de ma mère décédée le 1er janvier 2022. Sa messe a été célébrée ici. Ce que j’ai besoin de savoir aujourd’hui, c’est de quoi on veut prendre soin dans notre société. On a une guerre aujourd’hui. Un dialogue entre la santé et la culture est indispensable. Entre l’éducation et la culture, le dialogue a été instauré depuis 1981 avec Jack Lang puis Catherine Tasca. Aujourd’hui, nous devons progresser sur les rapports entre la science et l’art, la science et les lettres. Je ne rêve pas d’une réconciliation mais d’un dialogue possible. J’ai besoin du rapport avec la médecine pour comprendre, accepter que l’on ne guérisse pas des maladies.


Source : lequotidiendumedecin.fr