Vous pointez la pathologie des lieux, de l'ambiance dénoncée dès 1957 par le psychiatre Jean Oury ou comment un lieu peut rendre malade celui qui y travaille. Peut-on appliquer ce diagnostic à la crise actuelle des urgences ?
Ce syndrome de l'ambiance a été théorisé par la psychiatrie institutionnelle même si elle a également été à l'origine de climats délétères. En fait, ce n'est pas seulement la question d'un lieu mais plutôt celle des rapports humains qui habitent un lieu. S’affrontent deux grandes interprétations. D’une part la conception d'un lieu hermétique à ce qu'il contient, le topos défini par Aristote qui n’imprègne pas l’être qui y réside et d'autre part une chôra indissociable de ce qu'elle contient envisagée par Platon. Comment appliquer cette distinction aux urgences ? Un processus de rationalisation économique s'y abat dans toute son amplitude. C'est un topos qui se réduit. Or, on ne peut pas vivre dans une case. C'est tout sauf de la chôra. On plante une grille d'évaluation théorique qui ne se saisit pas de la finalité de l'objet. A la fin, cela produit du désastre. La récurrence du processus conduit à s'interroger si ce n'est pas précisément le but recherché. C'est une folie, une illusion théorique. Lorsqu'elle prend pour cible une entreprise de plomberie, c'est déjà compliqué. Mais lorsqu’une institution de soin est visée, les dégâts sont encore plus dommageables. La finalité du soin devient corrodée par la méthodologie mise en œuvre qui produit du délétère. Au début, les équipes estiment qu'elles résisteront à l'outil. Puis l'éreintement, l'épuisement conduisent peu à peu à une chute de la vigilance. Se développe une « ambiance mortifère ». Comme l'ambiance est un concept flou, on ne voit pas les rouages du mécanisme qui enferment ni le verrou permettant de se libérer. On a laissé s'installer le phénomène, la faute à la fatigue, à un manque de vigilance, par optimisme, par capitulation aussi. La dialectique est très difficilement réversible. C'est une métaphore des services d'urgence mais aussi de la société. Les processus à l'œuvre sont gazeux et s'enflamment.
Si le soin est un humanisme, ne faudrait-il pas d'abord soigner les soignants ?
Logiquement, si les soignants ne sont plus aptes à soigner, le dernier étage de la fusée est atteint. Cela oblige à une réforme complète du système. Hier, on validait l'idée que le système de soins devait s'améliorer. Mais on s'appuyait au moins sur un corps vaillant, celui des soignants. S'il est désormais atteint, se diffuse alors une toxicité qui atteint tout le système. L'assemblage soignants-patients demain doit permettre non pas une énième réforme gestionnaire, on n'en est plus là, mais de penser que le soin est bien un humanisme. Lorsque la ministre ne se saisit pas de cet effet de réel lors de cette affaire des arrêts de travail et en est réduit à stigmatiser les insuffisances de certains qui manqueraient à leur devoir de médecin ou d'infirmière, une occasion de réforme est de nouveau manquée.
À un autre secteur en crise, la psychiatrie, par quoi faudrait-il commencer ? Vous citez François Tosquelles qui estimait la psychiatrie en retard de cent ans sur la chirurgie : La preuve, « On n’y a pas encore inventé l’aseptie ».
On peut le dire d'autres disciplines. Mais la psychiatrie est toutefois un territoire très particulier. Elle s'est saisie de l'evidence based medicine plus tardivement que d’autres disciplines. Dans cette spécialité qui est au plus proche de la singularité d'un patient avec son milieu, historique, culturel, social, avec une interpénétration qui est loin d'être simple, il s’avère plus compliqué de produire un environnement sain. L'objectivation de la maladie s'avère ici à la fois constructive et destructive. Cette interaction permanente entre des personnalités, leur discipline, un lieu, des vulnérabilités extrêmes, expliquent pourquoi cette aseptie est si complexe à produire avec en plus des phénomènes de résistance plus puissants qu'ailleurs. Prenons un exemple, un hôpital de référence est confronté au problème de la contention. Premier retour immédiat des équipes : « Nous savons ce que nous faisons. » Cette position est défendue par les médecins et par les cadres. « Si nous mettons en cause nos soignants, nous ne les protégeons plus. » L'océan de résistance est ici encore très étendu. Comment l’expliquer ? Pendant longtemps, les familles avaient moins de pouvoir qu'ailleurs. La réalité du non-consentement est encore une réalité plus forte qu'ailleurs. D'où cette absence d'aseptie. Mais on y travaille.
Le livre commence par la description de gilets jaunes, hommes et femmes prématurément usés par la vie. Mais les soignants sont aussi confrontés à des patients qui ne souhaitent pas être soignés et résistent à l'idée du soin. Comment fait-on ?
Je ne sais pas. C'est bien sûr un signe de la psychose. Mais au-delà, on est confronté à une levée de fragments psychotiques ordinaires qui s'abattent chez chacun, le patient résiste, produit de l'échec consciemment ou pas, s'installe dans une conduite victimaire. À un certain moment, je ne m'oppose pas. C'est un jeu très particulier que d'accompagner cette folie à deux dans le cadre d'une psychanalyse. Ici il ne s'agit pas de produire de la solution. Ils ont produit une telle dissociation en eux-mêmes que la seule manière pour eux de fonctionner est de dysfonctionner. D'où la nécessité d'opérer une différence entre guérir et soigner.
Mais que faire dans le cadre de maladies chroniques, alors qu'existent des traitements ?
Se produit là une dénégation totale. C'est intenable de vivre au jour le jour avec un image de soi qui est à l'opposé de ce que l'on veut être. Cette douleur-là se révèle plus forte que la maladie chronique. Se produit un arbitrage de survie. Tant que cette douleur n'est pas maîtrisée, on ne peut espérer l'observance, la reconnaissance de la chronicité de la maladie puisque c'est un affaiblissement narcissique, de potentialité de vie qui donne au patient le sentiment de mourir. C'est un choix vital.
Il faut creuser ce sentiment et démontrer que le choix de la puissance est dans l'acceptation de la chronicité. C'est pourquoi on développe l'approche capacitaire de la vulnérabilité. Il faut éviter la stigmatisation, le jugement moral implicite derrière le diagnostic médical. Il ne faut pas trop s'attarder sur la reconnaissance de la vulnérabilité. L’objectif est de produire un nouvel objet avec de l'ingénierie. Le patient avait conçu une grille interprétative déficitaire. L'objectif est de la remplacer par une grille capacitaire acceptée cette fois par le patient. Ce processus arrive parfois du jour au lendemain.
Le livre dans de nombreuses pages est bercé par la présence de la mère. Il s'achève par cette adresse à toutes ces mères désenfantées qui ont perdu un enfant. Le soin médical relève-t-il du domaine maternel ?
La mère est un sujet qui s'impose à moi. À chaque fois que je cherche dans les auteurs qui m'ont précédée dans la thématique du soin, cela passe par une naturalisation, une réification qui me gêne. La vraie idée défendue par Donald Winnicott, c'est celle de l'élaboration imaginative. C'est cela le soin. Celui qui se met dans ce type de position adopte également une position générative, donc d'enfantement, de transmission possible. Mais je ne le mettrai pas spécifiquement du côté de la mère.
Mais le soin au-delà de la question de genre implique-t-il une protection ?
Le soin implique. Il exige un engagement de l'esprit et de la chair, la présence, l'être-là. Ce qui se révèle compliqué en pratique car cela exige une juste distance. Qui dans notre histoire occidentale a été porteur de ce geste-là présentiel ? Il s'avère hélas que ce sont les femmes parce qu'elles n'étaient pas dans le geste public. Il faut bien sûr dépasser cette vision. Cela se joue dès l'éducation. Joan Tronto explique comment les sociétés néolibérales ont organisé l'invisibilité de gestes qui soutiennent la société. On rend invisible pour dévaloriser encore plus. D'autant que le soin se rend lui-même invisible pour être opérationnel. Mais le soin n'est pas à la fin du process. Il est au début. Le but est de réintégrer ce geste simple partout. Cela passe par toutes les institutions depuis l'école. Le soin, cela marche. C'est vampirisateur en termes de temps et de qualité. Dans ma pratique d'analyste, je reçois des patients qui dans le premier acte de leur phobie ou de leur névrose n'ouvrent plus par exemple leurs lettres. Résultat, j'ai parfois proposé à certains de m'amener leur courrier, y compris leurs impôts. Cela fait partie du soin. J'en arrivais à appeler par téléphone le centre des impôts qui acceptait de recevoir mes patients. À cet instant, les inspecteurs des impôts devenaient à leur tour des producteurs de soins. Ce qui boucle le processus de citoyenneté. Tous ces microgestes, à un moment donné, sont nécessaires.
Il faut à la fois travailler à réintroduire le soin dans tous les endroits possibles et dans le même temps transmettre des valeurs, des normes, des principes différents que la seule compétition. Et cela commence dès l'école.
Cela ne paraît pas gagné.
On note une incompréhension de ce qui est la puissance. Outre une logique gestionnaire domine une logique de ce qu'est l'excellence réduite à une ultracompétition au sein d'un nombre limité de matières dès l'école élémentaire. Résultat, on induit très tôt des conduites déceptives, de mésestime de soi et de l'autre côté une survalorisation qui se brisera tôt ou tard sur un obstacle. D'autant que la définition du mérite est d'une grande pauvreté. Entre les désillusions d'un côté et de l'autre les promesses de la boîte à images où tout serait possible, notre société produit en permanence de la dénarcissisation. Ce qui fait les profits de certains. La renarcissisation a été en effet privatisée avec l'essor des réseaux sociaux qui comptabilisent nos followers, ou plus généralement l’univers de la surconsommation, qui sont à l'origine de conduites addictives. Comment dans ce contexte réagir ? Il y a là aussi urgence.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature