La crise sanitaire actuelle aurait dû entraîner une coopération internationale. On a plutôt assisté à un repliement égoïste dans le cadre des frontières nationales. À quoi sert une géographie de la santé ?
Cela m’évoque la boutade de Groucho Marx : « S’il y a une guerre mondiale, je file à l’étranger. » Nous sommes interdépendants. Les virus ne connaissent pas de frontières. On a créé les conditions d’émergence, de diffusion de cette maladie avec la perte de biodiversité, la mobilité des marchandises, les voyages internationaux et l’urbanisation. Ce qui est ici préoccupant dans ces formes de nationalisme sanitaire, c’est la moindre efficacité en l’absence de politique coordonnée. On le voit en Europe ou à la frontière Etats-Unis-Mexique. Nous sommes dans la même galère. Il va falloir travailler ensemble.
Vous défendez l’OMS dans votre ouvrage. Elle n’a pas pour autant joué le rôle que l’on en pouvait attendre.
En premier lieu, on s’est cru plus malin que les autres. Regardez avec quelle condescendance on a regardé l’action de l’Italie avant que la première vague ne déferle dans l’Hexagone. Se pose le problème plus global de la faiblesse des organismes des Nations Unies, l’OMS en premier mais aussi la FAO. Alors que l’on n’a jamais eu autant besoin de gouvernance mondiale de la santé, de coopération, Donald Trump, Jair Bolsonaro et d’autres font tout pour les affaiblir. Ces organisations perdent chaque jour davantage en autorité. Et sont détournées de leurs objectifs. Il faut aussi reconnaître que ce sont de terribles bureaucraties.
La géographie de la santé est-elle une discipline de gauche ?
Je ne sais pas s’il y a des disciplines de gauche ou de droite. Personnellement de gauche, je considère que la santé est un droit humain universel et appartient aux droits fondamentaux. De positionnement social-démocrate, l’État dans ce domaine a un rôle à jouer. Les politiques ultra-libérales actuelles, la financiarisation de l’économie, la mondialisation sont à l’origine des principaux défis qui nous guettent du type réchauffement climatique et déséquilibre nord/sud. Je comprends mal qu’on puisse avoir une position différente, celle par exemple d’envisager la santé comme un bien économique standard qui réponde à la logique de l’offre et de la demande et non à celle des besoins.
Elle s’est en tout cas imposée au cours des dernières années. On n’a jamais autant parlé des inégalités géographiques de santé.
C’est un grand progrès. On a considéré que notre système de santé, longtemps regardé comme le meilleur du monde avec son accès virtuel assuré pour tous, allait compenser nos inégalités sociales. Les inégalités géographiques étaient envisagées comme la traduction cartographique des inégalités sociales. Or, elles sont beaucoup plus que cela. Le lieu compte dans nos pratiques sociales, dans la manière de manger par exemple ou dans celle de se soigner. La géographie s’est également imposée dans les interactions entre aménagement du territoire et système de soins.
Au sein du mouvement des gilets jaunes, l’accès aux soins a été une des principales revendications. Les élites ont pu mesurer que l’efficience n’était pas le seul critère exigé par les patients. Comptait également la proximité.
On devrait parler des mouvements des gilets jaunes du fait de la grande diversité des revendications. Certes l’accès aux soins a largement été souligné. Mais s’est posée aussi la question de l’attractivité de villes moyennes lorsque des offres de soins disparaissent. Une bonne mesure de santé publique de fermeture d’une petite maternité peut se révéler une mauvaise mesure par la perte de proximité qui joue toujours défavorablement pour les plus faibles. De plus, la fermeture entraînait une perte d’attractivité sur le lieu, par exemple lorsque l’hôpital est le premier employeur de la ville et le premier vecteur d’enfants pour les écoles. On retrouve la même logique avec les mêmes effets lorsque le ministère de la Justice ferme un tribunal d’instance et celui de la Défense, une caserne. C’était la logique de la restructuration du parc hospitalier et de la T2A qui instaure une compétition entre établissements. Il faut sortir de cet impératif de l’offre et de la demande. Et le remplacer par une logique de l’offre et des besoins.
Ce discours nourri autour de la géographie de la santé s’est imposé dans le débat public.
Peut-être pas autant qu’il le faudrait. L’intérêt de l’approche géographique est de poser les termes de choix entre proximité et qualité des soins. C’est une exigence contradictoire difficile à concilier. C’est aussi le débat entre égalité des ressources et équité des soins. Le géographe participe à un débat démocratique et montre comment une solution peut être associée à un inconvénient. C’est bien sûr au politique de trancher.
Des géographes sont désormais présents dans des structures de soins.
C’est une avancée récente. On ne me demande plus comme géographe dans une réunion avec des médecins de justifier ma présence. C’est d’ailleurs plutôt les géographes qui s’étonnent de me voir étudier les thématiques de santé alors que je ne suis pas médecin. Pour autant, la géographie est trop souvent réduite aux outils cartographiques. Pourtant il ne s’agit pas de cartographier des territoires ou des problématiques mais de leur donner du sens. Avec le concept de construction socio-territorial de santé, sans négation du vivant, on comprend alors comment l’aménagement d’un espace expose à certains problèmes de santé.
Les inégalités de santé sont-elles en voie de résolution ?
Clairement pas, comme en témoignent les exemples de l’Ile-de-France, la ligne Jubilée du métro de Londres, Los Angeles ou certaines métropoles sud-américaines. Les segmentations sociales rencontrées dans les villes se traduisent par des segmentations territoriales à l’origine d’inégalités de santé distantes parfois de quelques centaines de mètres les unes des autres. D’où la proposition avec la Société internationale de santé urbaine du concept Health in all policies (Santé dans toutes les politiques). Dès lors que l’on prend une décision, d’aménagement du territoire, d’implantation d’une usine, d’un aéroport, on doit identifier les conséquences immédiates et à venir sur la santé. Ces études d’impact sont loin d’être aisées à réaliser. D’autant qu’il s’avère difficile à définir le périmètre des espaces concernés. On veut nous faire croire qu’il y a une santé urbaine. Certes, il y a des traits communs à plusieurs villes. En vérité, les inégalités entre villes sont plus importantes qu’entre les villes et les campagnes. Les inégalités intra-urbaines sont plus importantes que les inégalités entre villes. Il n’y a donc pas de fatalité urbaine. Les géographes pour être entendus doivent renouveler le champ conceptuel. Et ne pas se limiter à la cartographie.
Ce qui impose aux pouvoirs publics de ne pas se limiter à la seule offre sanitaire.
On n’est jamais aussi efficace en matière de santé que lorsqu’on agit sur les déterminants. La charte d’Ottawa en novembre 1986 mettait déjà en avant ce concept. Les limitations de vitesse, les réductions de consommation d’alcool ont été beaucoup plus efficaces que ne l’aurait été le meilleur service d’orthopédie du monde. Cela dit, je m’élève contre une certaine forme de populisme scientifique pour affirmer que tout est social. C’est en fait une négation du vivant. Ce populisme scientifique prophétisait il y a encore quelques mois la disparition inéluctable des maladies infectieuses... Pour Charles Nicolle* en revanche, les maladies infectieuses appartiennent au vivant sans pour autant négliger la part environnementale, sociale, culturelle. On aurait tort de donner des réponses uniquement biomédicales à des problèmes d’abord sociaux, économiques et culturels.
L’annonce répétée d’une épidémie de maladies chroniques aurait-elle contribué à baisser la garde sur le risque d’émergence d’une nouvelle pandémie virale ?
Nous étions demeurés sur des modèles extrêmement simplistes comme par exemple le modèle de transition épidémiologiste. Les pays du sud allaient connaître le sort des pays du nord. Tout démontre le contraire. Non seulement, les pays du sud constatent un cumul des pathologies mais aussi des interactions entre les maladies infectieuses, parasitaires et chroniques. En témoigne la Covid-19 où les patients les plus à risques cumulent les facteurs de comorbidité comme l’obésité, le diabète. Ces interactions ont été depuis longtemps au cœur des recherches menées par des historiens comme Mirko Grmek avec la notion de pathocénose où l’on étudie la dynamique de morbidité à l’image des dynamiques environnementales.
Ce concept de pathocénose n’a pas fait école en France.
Pas autant qu’il aurait fallu. Ce concept suppose une collaboration étroite entre médecins, éthologues, virologues, géographes, anthropologues. Notre système universitaire n’incite pas à ce type de collaboration pluridisciplinaire.
Les Anglo-Saxons se sont-ils emparés avant les Français de ce concept de géographie de la santé ?
Juste un mot d’histoire, la géographie de la santé n’est pas née d’hier. Les grands noms en sont entre autres Hippocrate, John Snow qui avait montré au XIXe siècle le lien étroit entre foyer de choléra et consommation d’eau souillée à Londres. Je travaille souvent aux États-Unis et notamment avec l’université de Berkeley (Californie). Je participe à un enseignement qui réunit notamment urbanistes, médecins et épidémiologistes. Il n’y a pas d’équivalent en France. Il y avait en France un DEA à l’université Paris VI dirigé par Marc Gentilini puis par Gilles Brucker. C’était un des rares lieux où se rencontraient soignants, spécialistes de sciences sociales, vétérinaires. Il est désormais réservé aux seuls médecins. Même les vétérinaires en sont exclus !
Comment expliquer cette situation ?
Par corporatisme et paresse intellectuelle. Dans les facultés de médecine, l’enseignement de l’histoire de la médecine, de la géographie de la santé, de la philosophie de la santé est assuré le plus souvent par des médecins. En Allemagne, aux Pays-Bas, aux États-Unis, au Royaume-Uni, ces corporatismes disciplinaires sont moins développés. Cela n’empêche pas les polémiques et les controverses inhérentes à la démarche scientifique. D’autant que le corps des géographes de la santé est hétérogène. En vérité, les collaborations avec les vétérinaires se révèlent beaucoup plus simples. Ils pensent d’emblée environnement, population.
Y aurait-il là une exception culturelle française ?
On peut le dire. Mais la situation évolue. Comme des centaines de milliers de morts liées au Sars CoV-2 n’auraient pas été acceptables, le seuil de tolérance pour les inégalités de santé diminue rapidement. Le même constat peut être établi pour la canicule de 2003. Rapporté à la population, les morts ont été nettement plus nombreux en 1976. Mais il n’y a pas eu alors de mobilisation nationale pour appeler au scandale. Alors que l’on dépense énormément d’argent aujourd’hui pour la prise en charge des patients Covid, accepterons-nous d’en consacrer nettement moins pour être au moins aussi efficaces pour la médecine scolaire, la médecine de prévention, la médecine du travail ? Je crains de connaître la réponse. Cela ne coûterait pas si cher d’investir dans la médecine scolaire. Citons un exemple. Les enfants scolarisés en zone d’éducation prioritaire portent moins de lunettes que les enfants des autres établissements. Certains prétendent qu’ils ont moins de problèmes de vue... si l’on équipait de paires de lunettes les enfants qui en ont besoin en CP et CE1, on lutterait efficacement contre l’échec scolaire. Avec cet exemple, il ne s’agit pas de dépenses mais bien d’investissement.
* En 1928, Charles Nicolle (1868-1936) reçoit le prix Nobel de médecine pour ses travaux sur le typhus. Il a notamment découvert le rôle du pou dans la transmission de l’infection chez l’homme.
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