Entretien avec Luc Boltanski et Arnaud Esquerre

L'actualité crée un lien social

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Publié le 31/03/2022
L'actualité n'a pas bonne presse. Elle est pourtant au coeur d'une enquête menée par deux sociologues qui en révèlent les ressorts, accéder par exemple à l'inaccessible. Mais le livre publié en pleine campagne est aussi un éloge des partis politiques. Provocation ou rupture avec l'idéologie dominante ?
De gauche à droite : Luc Boltansky et Arnaud Esquerre

De gauche à droite : Luc Boltansky et Arnaud Esquerre
Crédit photo : F. Mantovani, Gallimard

C’est assez inhabituel de voir des sociologues, des chercheurs s’intéresser à l’actualité. Elle n’a pas généralement bonne presse au sein de cette communauté. Pourquoi cet intérêt ?

Luc Boltanski. J’ai vu récemment une collègue rencontrée lorsque j’avais 25 ans. Elle m’a demandé le thème de mon dernier livre. Et une fois connu, elle a répliqué : « C’était déjà à l’époque un de tes axes de travail. » J’avais alors entrepris une recherche qui n’a pas abouti auprès de gens coupés de l’actualité parce qu’internés. Les gens coupés d’une vie normale, ce que l’on appelle le monde vécu dans ce livre, sont davantage plongés dans l’actualité que ceux évoluant dans une réalité plus riche.

Il y a certes une sociologie des médias. Mais il manquait une approche sociologique qui étudie l’état d’une société où tous les acteurs partagent des récits, des connaissances, des faits qui ne sont pas liés à une expérience pratique observée dans la vie quotidienne.

Arnaud Esquerre. Commenter l’actualité n’a pas bonne presse. C’est regardé comme une activité superficielle par rapport à l’intérêt manifesté pour l’histoire envisagé en opposition à l’actualité. On a souhaité prendre au sérieux cette activité de commentaires sur l’actualité que nous pratiquons tous au sein d’une démocratie libérale.

Quelle est votre définition de l’actualité ?

L. B. « C’est maintenant » et « c’est pour tous ». C’est pourquoi la question de la génération est centrale pour notre livre. Elle fait le lien entre des personnes différentes. Les anthropologues ont étudié la culture comme médium réunissant des populations autour de mythes, d’histoires. Si l’on regarde une civilisation, ce sera plutôt des faits historiques de la littérature. L’actualité dans les sociétés modernes définie essentiellement par référence à l’histoire selon Claude Lévi-Strauss, et non plus à des mythes ou à des traditions, serait un élément central de constitution du lien social. Et du même coup favorise la critique.

A. E. Si l’on considère l’existence d’un temps que l’on appelle celui des faits et un autre dédié à l’énonciation, à savoir un temps où l’on produit un commentaire, dans l’actualité, ces deux temps se confondent dans le cas de l’actualité, alors qu’ils sont distincts pour un historien. La manière dont est organisée la succession de plans d’actualité est une autre spécificité. Ce qui génère une amnésie liée à ce flux ininterrompu.

Vous précisez aussi que l’accès à l’actualité permet de sortir du monde vécu et d’accéder à l’inaccessible.

L.B. C’est accéder à l’inaccessible avec d’autres. Si l’on est seul, c’est une rumeur. C’est aussi accéder à l’inaccessible à partir de faits supposés garantis et en même temps que d’autres. Cela crée un lien social.

A. E. La véracité de faits présentés est l’un des enjeux de cette inaccessibilité. Grâce au travail journalistique de recoupement, ils sont considérés comme vrais, même si on ne peut le vérifier par soi-même. Ce qui demeure est la possibilité de les interpréter différemment et constitue la matière du commentaire d’actualité.

Cette inaccessibilité ne contribue-t-elle pas à nourrir le phénomène du complotisme ?

L.B. Cela nourrit plus généralement la critique de l’actualité et des médias à travers le processus de sélection opéré par les journalistes. L’essentiel, l’important n’apparaîtrait pas dans l’actualité. Or la sélection des faits est inévitable. Mais cette sélection n’est généralement pas arbitraire. Le complotisme suppose que des faits d’une grande importance ont été cachés ou travestis, mais le recoupement de l’information par l’ensemble des journalistes, dans le monde, empêcherait un tel secret de se maintenir.

Pourquoi certains faits « s’impriment » et d’autres pas au sein de l’opinion ? Vous évoquez à ce propos le processus de politisation. Prenons pour exemple pratique le scandale Orpea.

A. E. Nous proposons le concept de processus de politisation en opposition à l’idée qui défend que tout est politique. Nous partons en revanche du constat où des faits ne sont pas encore politisés. Mais si tout n’est pas politique, tout est politisable.

L. B. Le processus de politisation se produit lorsque l’on quitte la logique des cas singuliers, des faits divers pour monter en généralité. On se détache alors de son propre intérêt pour aller vers le bien commun, l’intérêt général. Prenons l’exemple du passage du crime passionnel aux féminicides. Auparavant, ils étaient regardés comme des faits divers pendant longtemps, au sein des sociétés patriarcales. À la suite du phénomène Me-too, ces faits traités comme s’ils étaient particuliers se sont transformés en un problème général pour lequel on demande l’intervention de l’État et de la loi. C’est un processus typique de politisation. Comment certains faits passent du non politique, du hors politique au politique ? Si l’on dit que tout est politique, cela retire une spécificité au politique.

C’est l’un des processus les plus intéressant en sociologie politique, à mon avis pas assez développé. Un travail pourrait être initié à partir des accroches possibles entre le monde vécu et les connaissances connues par ouï-dire. Cela ferait alors l’objet d’un second volume où seraient analysés très concrètement ces processus. Nous avançons l’idée dans ce livre de la période dominée par une certaine idéologie.

A. E. Si l’on reprend le cas d’Orpea traité comme un évènement, le livre Les Fossoyeurs réalise une coalescence de faits autour d’une enquête afin de le constituer en événement. Ce qui donne une prise au processus de politisation en interpellant le gouvernement sur les moyens d’action possibles. Des témoignages dispersés ne produisent pas en revanche un évènement.

L. B. Prenons le livre de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, publié en 1966. C’était un fait d’expérience que l’origine sociale, populaire constituait un obstacle à la réussite sociale. Mais cela demeurait enchâssé dans des récits de vie singulière. Le fait de le démontrer à partir de statistiques claires a contribué quelques mois plus tard à l’éclosion de mai 1968. En objectivant un problème, il se détache de la trajectoire de vie d’individus.

Vous aviez publié un article avec Pierre Bourdieu sur l’idéologie dominante dans les années 1960 et 1970. Comme la définiriez-vous aujourd’hui ?

L. B. Dans Qu’est-ce que l’actualité politique ?, nous montrons que l’idéologie prend appui sur une menace, l’idée d’un recours et des gens qui nient la menace, et des alternatives. Si l’on opère un retour en arrière, les sciences sociales depuis le XIXe siècle jusque dans les années quatre-vingt se développent autour de la notion de grand récit et plus spécifiquement du grand récit du progrès. Citons les visions marxiste, républicaine, libérale du progrès.

Le mouvement du postmodernisme a procédé à une remise en cause du progrès. Aujourd’hui nous assistons au retour d’une menace qui s’inscrit dans un tableau historique orienté vers le déclinisme, la catastrophe écologique par exemple. L’idéologie est inversée par rapport à la séquence précédente. Dans l’idéologie dominante dans les années 1960, la place de la menace est occupée par le fascisme et le communisme, et propose comme recours la modernisation, la production et la consommation. Or ces recours d’hier ont pris aujourd’hui avec le développement de l’écologie politique la place de menaces. D’où le risque de créer une division générationnelle importante. En lisant les commentaires dans Le Monde numérique, ils portent peu sur l’économie mais davantage sur des problèmes sociaux, comme les rapports entre les genres, l’écologie, et les croyances religieuses. Par exemple faut-il maintenir ou contester des divisions centrales liées à la constitution des humains en tant qu’ils relèvent du vivant, de la biologie, discipline éliminée des sciences sociales et qui revient aujourd’hui ? 

Vous procédez par ailleurs à un éloge des partis politiques qui ne relève certes pas de l’idéologie dominante.

A. E. Comme nous le rappelons au début de l’ouvrage, le livre est une analyse sociologique de la discussion en démocratie tout en assumant une défense de la démocratie représentative, libérale telle que nous la vivons. Un modèle idéal qui serait la démocratie athénienne n’existe pas. La cité grecque est liée à l’esclavage. Nous n’adoptons pas davantage la posture d’une démocratie à venir parée de toutes les vertus. Or toutes ces positions menacent nos démocraties. Qu’est-ce que cette démocratie au jour d’aujourd’hui tout en reconnaissant qu’elle ne cesse d’évoluer ? Elle nécessite d’être organisée par des partis politiques en capacité de porter les processus de politisation qui apparaissent via l’actualité. Pour autant, lorsque se produisent des changements de génération et des déplacements politiques, la vraie question est celle de l’écart entre les déplacements qui s’opèrent dans la politisation et les positions des partis politiques. Le problème n’est pas tant la remise en cause des partis. Mais : pourquoi les partis politiques ne suivent pas ces déplacements afin de conserver leur rôle dans la démocratie ? Pour défendre la démocratie, il faut au départ la décrire. Il y avait avant moins de possibilités d’expression qu’il n’en existe aujourd’hui avec les réseaux sociaux. Aujourd’hui la société est plus démocratique. Des nouveaux problèmes sont soulevés. Mais cela est normal du fait de transformations importantes. Quant à la prise de parole dans des espaces numériques, où s’arrête alors la publicisation de la vie privée ? Et comment maintenir une coupure entre la parole et l’action violente ? C’est un problème central pour la vie démocratique. D’où la nécessité de contrôler l’espace de discussion, mécanismes par définition nouveaux. Ces espaces de discussion témoignent d’une plus grande vivacité du débat, d’un plus grand investissement dans la démocratie. Et ces transformations sont une épreuve pour la démocratie.

L. B. Nous nous sommes appuyés sur la controverse entre les deux juristes Carl Schmitt et Hans Kelsen avant l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler. Carl Schmitt défendait la vision d’un peuple assemblé qui acclamait un dictateur. Hans Kelsen défendait les partis, la société démocratique. Les partis politiques aident à organiser les revendications en tenant des comptes des possibles et de la multiplicité des causes en concurrence. Comment accompagner des millions de personnes à suivre des positions raisonnables est une question qui accompagne la démocratie.

Y a-t-il une alternative aux partis politiques ?

L.B. Il n’y a pas d’alternative aux corps intermédiaires pour faire le tri entre ce qui relève de l’opinion privée lié à l’espace vécu et les opinions qui se confrontent les unes aux autres dans l’espace public. Ce sont des passeurs. En leur absence, cela crée une société où domine l’anomie décrite par Émile Durkheim.

A. E. Si l’alternative aux partis est un gouvernement qui légifère par référendums, cela renforce le pouvoir exécutif au détriment du parlement et limite le nombre de questions qui sont soulevées. Le pouvoir des administrations est renforcé pour régler les problèmes non liés aux référendums. Enfin le débat est simplifié. Il suffit de répondre par oui ou par non.  

Vous vous référez au concept d’Hannah Arendt, celui de désolation. Peut-il qualifier la période actuelle ?

L. B. On espère que non. Selon Hannah Arendt, le rapport au présent est associé au rapport au passé et à celui du futur. La désolation se produit lorsque le futur, lieu de l’incertain, devient une certitude notamment catastrophique et lorsque le passé, lieu du connu, est en permanence revisité et remis en question. La dimension complotiste du monde actuel est un monde où le passé ne cesse d’être révisé. Le futur est au contraire considéré comme déjà écrit.

A. E. On a écrit ce livre pour lutter contre la désolation. 


Source : lequotidiendumedecin.fr