Très porté sur les femmes, le marquis de Cussy avait à une certaine époque – j’ignore laquelle – pour maîtresse une jolie ouvrière dans la fidélité de laquelle il avait une grande confiance. Un jour, il lui proposa, pour une date précise, une excursion de campagne aux environs de Paris. Son amie refusa, lui disant que ce jour est justement le jour de la fête de sa mère, qu’elle ne pourra quitter, mais elle promet au marquis qu’elle ira le rejoindre le soir.
Le marquis, qui tenait sans doute à son excursion champêtre, se décide à la faire seul. Il se réveille à l’aurore, et en attendant l’heure à laquelle il a commandé sa voiture, il va, flânant, vers les marchés où son instinct gastronomique l’attire. Ses yeux suivent avec intérêt tout ce qui se présente à la vente. Tout à coup, d’un peu loin, il croit apercevoir deux bottes d’asperges… Certainement, ces bottes d’asperge sont les seules que présentent les établis… Le marquis se hâte ; mais il est quelque peu obèse… Il ne va pas si vite que le voudrait son désir de posséder les bottes d’asperges, si bien qu’il a le chagrin de voir un homme assez bien mis s’emparer des raretés. Il lui fallut faire son excursion à la campagne sans les asperges que, par la pensée, il savourait depuis quelques instants.
Le soir de l’excursion, sa tendre amie, fidèle au rendez-vous, le rejoint, et le marquis oublie les bottes d’asperge entrevues, en contemplant avec bonheur la jolie personne dont il est seul – il le croit du moins – le fortuné possesseur. Mais, tout à coup… voyons, comment dire cela ?.… Eh bien ! cette jeune personne, si mignonne et si aimable qu’elle fût, était, comme tous les humains, obligée de se plier à une nécessité fort vulgaire, car elle était de ce monde où les plus belles choses ont le pire destin… Il lui fallut obéir… Grand Dieu ! Quelle expression de fureur est passée subitement dans les yeux du marquis dont le regard, tout à l’heure, était si tendre !
- « Julie !, dit-il d’une voix foudroyante et tremblante tout à la fois, en saisissant le bras de sa maîtresse ; Julie ! tu as dîné aujourd’hui en tête à tête avec l’ambassadeur d’Espagne ; tu m’es infidèle ! »
- « Mais, mon ami, balbutia la jeune ingénue, comment peux-tu croire… ? »
- « Julie ! je répète que tu as dîné avec l’ambassadeur d’Espagne. La preuve ?.… La voici ! Dans tout Paris, il n’y avait aujourd’hui que deux bottes d’asperges. C’est le maître d’hôtel de cet ambassadeur qui les a achetées ce matin ; je l’ai vu… Or tu viens de révéler, d’indéniable façon, que tu as mangé aujourd’hui des asperges… »
Confondue de voir son infidélité dévoilée par une circonstance aussi inattendue, l’amie du marquis n’essaya même pas de se disculper. Elle disparut, et ainsi se termina une idylle dans laquelle on voit que le subtil odorat du célèbre gourmet avait joué un rôle important.
(Chronique médicale, 1913)
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