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Les CAR-T cells : une technologie mort-née ?

Publié le 12/12/2019
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Désignés avancée thérapeutique de l’année lors de l’American Society of Clinical Oncology en 2018 et porteurs de bénéfices importants pour les patients atteints de cancer, les Chimeric Antigen Receptors-T cells, communément appelés CAR-T cells ou CAR-T, rencontrent cependant des difficultés persistantes d’accès au marché du fait de leur inadaptation aux mécanismes d’évaluation et de financement actuels des produits de santé.

Tant et si bien qu’il est permis de s’interroger : les CAR-T incarnent-ils un réel espoir à terme pour les patients ou risquent-ils d’être délaissés par les industriels et les payeurs au bénéfice d’autres technologies davantage en adéquation avec nos systèmes d’accès au marché ? 

Les CAR-T, une innovation thérapeutique prometteuse

La technologie à base de cellules CAR-T repose sur la fabrication de traitements de médecine « ultra » personnalisée s’appuyant sur les lymphocytes T du patient, un type de globules blancs, modifiés génétiquement afin d’être améliorés et dirigés contre des cibles tumorales spécifiques. Elle se distingue également des autres types de traitements en oncologie par un mode d’administration unique, en une seule prise.

Les CAR-T présentent des espoirs d’amélioration notables pour les patients atteints d’un cancer en progression malgré l’administration de plusieurs lignes de traitement, puisqu’ils visent la rémission et pourraient s’appliquer à l’ensemble des tumeurs du fait de la polyvalence du concept.

Des investissements financiers et des efforts de recherche intenses

Les promesses des CAR-T ont par conséquent suscité un engouement important du marché pour cette technologie.

Au cours de l’année 2018, Allogene Therapeutics a reçu près de $500M de capitaux privés pour faire progresser ses programmes de recherche dans le domaine des CAR-T – alors même que la société n’avait jusqu’alors présenté que des résultats issus de modèles animaux en pré-clinique ;

Pendant la même période, Rubius Therapeutics a obtenu $245M de financements privés pour faire avancer son concept de RCT, proche de celui des CAR-T mais utilisant des globules rouges ;

Enfin, Sana Biotechnology, créée par plusieurs anciens dirigeants de Juno Therapeutics, un laboratoire pharmaceutique pionnier dans la recherche sur les CAR-T (racheté en 2018 par Celgene pour $9Mds), a rassemblé plus de $800M d’investissements privés sans même disposer de locaux ou de produits mais uniquement une équipe animée par une ambition, celle de devenir un leader dans le domaine des thérapies cellulaires.

Aujourd’hui, ce sont plus de 350 essais cliniques en cours, qui visent ainsi à investiguer le bénéfice clinique de ces traitements dans différents types de cancers, aussi bien des cancers du sang que des tumeurs solides. Plus récemment, des chercheurs de l’université de Pennsylvanie ont émis l’hypothèse selon laquelle les CAR-T pourraient être efficaces dans d’autres pathologies telles que la fibrose myocardique.

Des difficultés d’accès au marché importantes

Après plusieurs années d’investissements et d’efforts de recherche intenses, deux premiers traitements, le Yescarta (axicabtagene ciloleucel) de Gilead et le Kymriah (tisagenlecleucel) de Novartis, ont tous deux été approuvés par l’European Medicines Agency (EMA) en 2018. Les négociations avec les payeurs ont cependant mis à jour des difficultés importantes liées à l’évaluation de ces nouveaux produits, étape visant à définir le bénéfice attendu en vie réelle et les conditions financières de prise en charge, ainsi que le mode de remboursement.

Deux obstacles majeurs peuvent être distingués :

En premier lieu, le caractère parcellaire des données issues des essais cliniques. En effet, ces traitements ciblant des tumeurs rares aux durées de survie très courtes (médiane de survie actuelle de 6,3 mois) et sans alternative thérapeutique existante, il est difficile de mener des essais cliniques rigoureux dans un laps de temps raisonnable sur un échantillon de patients important. Les données cliniques disponibles, bien que très prometteuses, ne permettent donc pas aux autorités de santé d’adopter une position claire concernant les bénéfices attendus ;

Par ailleurs, le mode d’administration unique des traitements CAR-T implique un remboursement de la totalité du traitement en une seule fois, soit des coûts de prise en charge s’élevant à plus de 300,000 euros par patient. Au-delà de l’évaluation stricto sensu, ce sont donc également les spécificités de leur prise en charge qui posent question aux autorités et pèsent indubitablement sur chaque évaluation.

Aussi les pays les plus avancés dans le processus d’évaluation de ces traitements ont-ils chacun opté pour des approches de prise en charge financière différentes et fluctuantes, traduisant leurs hésitations :

Aux Etats-Unis, le Center for Medicare and Medicaid Services (CMS) a initialement donné son feu vert à un schéma de paiement à la performance avant de revenir sur cette décision quelques mois plus tard, jugeant l’accord beaucoup trop favorable aux laboratoires pharmaceutiques et mettant en avant les difficultés à trouver des critères d’évaluation de la performance transparents, objectifs, et équitables pour chaque partie ;

La France a décidé de ne rembourser que le Yescarta, sur la base de ses performances en vie réelle, et ce en une seule fois – alors que l’Italie, qui a également opté pour un schéma de paiement à la performance, l’a réparti en trois versements ;

Si le gouvernement espagnol s’oriente également vers un accord de paiement à la performance, les négociations régionales sont encore en cours ;

Enfin, bien que disponibles selon la règlementation en vigueur pour les médicaments ciblant des maladies orphelines, ces traitements n’ont pas encore fait l’objet d’une évaluation rigoureuse en Allemagne ; au Royaume-Uni, ils n’ont, pour l’heure, pas obtenu d’accord pour un remboursement étendu à l’ensemble de la population, et ne sont disponibles qu’au travers du Cancer Drugs Fund, qui est très restrictif.

L’hétérogénéité des positions rencontrées, autant que la constante hésitation des payeurs, traduisent bien les difficultés liées à l’évaluation de ce type de traitements et à leur prise en charge.

Des facteurs d’aggravation de la situation

Au-delà de la situation encore très incertaine de cette technologie du point de vue des mécanismes d’accès au marché et de financement, deux facteurs majeurs contribuent à complexifier ce constat :

La défiance de la population et de la communauté médicale et scientifique face aux prix élevés demandés par les laboratoires pharmaceutiques, rapportés à des niveaux d’investissements et des coûts de production qui peinent à justifier ces niveaux de prix ;

La concurrence de nouvelles technologies ciblant des profils de patients similaires et davantage en adéquation avec nos systèmes.

Des prix jugés excessifs

Depuis plusieurs années, une mobilisation sans précédent de la part de la communauté médicale et du grand public dénonce les dérives en matière de prix des médicaments. Des médecins du Memorial Sloan-Kettering Cancer Center à New York ont ainsi déjà réussi par le passé à forcer de grands groupes pharmaceutiques à diminuer significativement le prix de leurs traitements. Les traitements CAR-T des laboratoires pharmaceutiques n’échappent pas à ces critiques, et ce pour plusieurs raisons :

En premier lieu, les traitements actuellement disponibles sont le fruit d’une longue recherche à laquelle les organismes publics ont contribué de manière significative : le Yescarta a été inventé par le National Cancer Institute tandis que le Kymriah est issue des travaux menés par l’université de Pennsylvanie ;

Par ailleurs, selon des chercheurs de l’université de Pennsylvanie, les coûts de production de ces traitements seraient de l’ordre d’un sixième du prix demandé, tandis que l’investissement dans une usine de production serait évalué à seulement quelques dizaines de millions d’euros, à comparer aux plusieurs centaines de millions d’euros nécessaire pour construire, par exemple, un site de production de vaccins ;

Enfin, les essais cliniques menés sont de beaucoup plus petite envergure que ceux habituellement conduits par les laboratoires pharmaceutiques, donc beaucoup moins coûteux.

Autant d’arguments qui ne facilitent pas la justification des prix demandés par les industriels.

Des technologies concurrentes

En outre, tous les laboratoires pharmaceutiques n’ont pas opté pour le virage des CAR-T ; certains ont préféré investiguer d’autres technologies visant à traiter des profils de patients similaires. C’est par exemple le cas dans le Myélome Multiple (MM), pour lequel une nouvelle classe de médicament est en cours de développement par GSK : les B-Cell Maturation Antigens (BCMA) avec son GSK2857916. Ce traitement entrera en concurrence directe avec au moins six CAR-T (LCAR-B38M, JCARH125, bb21217, P-BCMA-101, BCMA-CART et CT053). Dans les lymphomes non-Hodgkiniens, c’est Regeneron qui a récemment publié des résultats prometteurs avec un anticorps bispécifique, le RGN1979. Contrairement aux CAR-T, ces médicaments utilisent une approche beaucoup plus traditionnelle avec une administration en plusieurs prises jusqu’à progression de la maladie, permettant de fait d’étaler le coût total de ces traitements dans le temps.

Ce dernier point s’avère particulièrement sensible pour les CAR-T, puisque le CEPS a estimé lors d’un colloque organisé en septembre dernier, que les thérapies géniques n’étaient pas différentes des autres médicaments et ne justifiaient pas une évolution du modèle de tarification ; la comparaison prix avec des traitements étalés parfois sur plusieurs années s’avère dès lors largement défavorable aux CAR-T.

Les BCMA ou anticorps spécifiques pourraient ainsi être mis sur le marché et remboursés plus rapidement que les CAR-T, et engranger de ce fait davantage d’expérience en vie réelle. Tant et si bien que payeurs et médecins pourraient être amenés à se désintéresser des CAR-T au profit de ces thérapies, alors que leurs résultats cliniques ne seront pas directement comparés aux BCMA ou anticorps spécifiques – diminuant de fait l’arsenal thérapeutique en oncologie.

Conclusion

En l’état, il est par conséquent difficile d’entrevoir un horizon favorable pour les CAR-T, alors même qu’ils présentent un espoir de guérison réel pour des patients en échec thérapeutique et que la lutte contre le cancer rassemble sur le papier industriels, institutions, corps médical et opinion publique.

Aux acteurs, donc, de se mobiliser ensemble pour inventer des modalités d’évaluation adaptées à cette technologie et identifier des conditions d’accès au marché et des accords de prix acceptables. Une voie de sortie envisageable consisterait en la mise en place de dispositifs d’évaluation en vie réelle, assortis de prix progressifs conditionnés à l’atteinte de jalons cliniques, afin de permettre au plus grand nombre de patients de bénéficier de ces technologies tout en rassurant les autorités de santé sur la valeur clinique réelle des CAR-T et leur impact budgétaire.

En effet, cette technologie mérite une place dans notre arsenal thérapeutique actuel et futur ; il serait dommage d’en priver les patients pour des raisons méthodologiques et de perception financière déformée, à tort, par leurs modalités de paiement. 

Olivier Floch, associé OpusLine

 

 

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Source : lequotidiendumedecin.fr