S OUS la houlette d'Ernest-Antoine Seillière - et avec l'appui savant de Denis Kessler, spécialiste des affaires sociales -, le patronat s'est transformé en peu de temps en une force de proposition qui nourrit le débat social français.
La croissance retrouvée donne des ailes aux entreprises françaises, mais, contrairement à ce qui se passait autrefois (le profit immédiat évitait de se poser des questions sur l'avenir), elles ne situent plus leur action dans le temps présent et tentent d'apporter leur contribution aux réformes.
Après avoir exprimé son hostilité parfois stridente aux mesures adoptées par le gouvernement, et plus particulièrement à la semaine de 35 heures, elles se sont lancées dans une sorte de campagne de prévention des dispositions ultérieures. Si Lionel Jospin a été prompt à imposer la réduction du temps de travail, en faisant passer sur les réticences le bulldozer de ses propres convictions, il a été infiniment plus prudent sur l'indispensable réforme du système de retraites menacé de faillite à plus ou moins long terme, sûrement pour des raisons politiques, mais aussi parce que le dossier est extrêmement complexe.
Chômage et 35 heures
La campagne du Medef a commencé par le chômage, pour lequel le syndicat patronal a voulu mettre au point un schéma d'indemnisation moins généreux et n'a réussi, dans un premier temps, qu'à soulever contre lui la colère des syndicats de salariés et du gouvernement. Martine Aubry, notamment, a opposé au plan du Medef une résistance si résolue qu'il a été contraint de réviser sa copie et s'est contenté en définitive de mesures qui ne devraient pas léser les chômeurs, pour autant que la croissance se poursuive et ne remette pas en cause l'édifice fragile sur lequel patrons et salariés se sont mis d'accord.
De la même manière, le Medef n'est pas loin de remettre en cause la semaine de 35 heures, actuellement en cours d'application. Les grandes entreprises l'ont déjà mise en uvre, mais pas les plus petites. En s'appuyant sur les idées de Laurent Fabius, les patrons voudraient que le gouvernement accepte un système plus flexible, moins contraignant. Enfin, pour les retraites, le Medef s'est attaqué, un peu comme s'il formait une majorité parlementaire à lui tout seul, à ce qu'on appelle un avantage acquis, c'est-à-dire la possibilité, pour tout citoyen français, de prendre sa retraite à 60 ans.
On ne reviendra pas longtemps sur cette disposition, adoptée lors du gouvernement Mauroy en 1983, alors que le chômage faisait déjà des ravages et que les projections démographiques n'étaient pas encourageantes. Aujourd'hui, le patronat crie la vérité : à savoir que, avec la diminution du nombre d'actifs et le vieillissement croissant de la population française, il serait souhaitable de prolonger les carrières au lieu d'en réduire la durée. Tout milite dans ce sens : la disparition progressive des métiers les plus pénibles grâce aux progrès technologiques ; la durée de la formation qui ne cesse de s'allonger parce que les postes de travail réclament aujourd'hui beaucoup plus de savoir qu'il y a cinquante ans ; le taux de chômage qui reste élevé soit parce que les candidats à l'emploi n'ont pas les qualifications requises, soit parce qu'ils refusent de changer de ville ou d'occuper une fonction qui ne leur convient pas, et comptent sur le filet social pour les maintenir à flot.
Des chiffres qui parlent
L'arithmétique est inexorable : on ne peut pas financer un montant de retraites chaque année plus élevé avec un montant de cotisations chaque année en diminution. Et si l'on veut que le système franchisse indemne le cap démographique, il faut soit diminuer les prestations, soit collecter davantage de cotisations. Comme il n'est pas question de réduire des retraites qui rendent rarement riches leurs récipiendaires, il semble préférable d'augmenter les sommes à distribuer. Et comme il est difficile, surtout dans le cas des retraites complémentaires, d'accroître les cotisations, déjà élevées et dont une part (environ 20 %) n'est pas redistribuée et sert seulement à maintenir le niveau des recettes, il va bien falloir que les Français travaillent plus longtemps de façon à toucher leur retraite pendant un nombre moins élevé d'années. C'est élémentaire, mais ce n'est pas politiquement correct. C'est même injuste pour les métiers pénibles, mineurs, postes de travail fixes à gestes monotones et répétitifs, travail de force dans les soutes, ou autres. Est-ce que c'est juste, par exemple, de faire travailler pendant quarante ans une caissière de supermarché ?
On notera que la durée des carrières rejoint partiellement le problème des 35 heures. Il est absurde de demander à la plupart des cadres de travailler pendant un nombre d'heures qui ne suffit pas à ce qu'ils assument les responsabilités pour lesquelles ils sont payés. Il est beaucoup plus envisageable de limiter le temps de travail d'une secrétaire, surtout si elle admet qu'elle n'a pas le temps de se vernir les ongles. Partout, des voix se sont élevées pour réclamer à Martine Aubry plus de souplesse dans l'application des 35 heures. Elle n'y a jamais consenti.
On a fait, sur les carrières, des projections intéressantes. Prenons le cas d'un jeune homme qui aspire à gagner un salaire élevé et, pour y parvenir, fait de longues études. S'il est très brillant, il sera opérationnel à 25 ans, mais il vaut mieux compter 26 ou 27. S'il veut aussi prendre sa retraite à 60 ans, il n'aura cotisé que pendant 33, 34 ou 35 ans, alors que même la loi en vigueur aujourd'hui prévoit que le nombre d'années de cotisations doit être de 40.
Un gouvernement a instauré la retraite facultative à 60 ans en 1983 ; dix ans plus tard, un autre gouvernement, celui d'Edouard Balladur (tirant la leçon d'un rapport commandé par Michel Rocard), a prolongé le nombre des années de cotisations de 37 et demi à 40. Du même coup, il privait la loi de 1983 de sa signification. On pourrait aussi décréter la retraite à 55 ans et exiger 45 ans de cotisations.
Une retraite à la carte
Le Medef, apparemment, ne fait rien d'autre que de tirer la leçon des faits économiques, démographiques et budgétaires. Et la résistance des syndicats de travailleurs peut paraître, de ce point vue, archaïque. Ce sont deux vérités qui se heurtent de front : dans une société prospère, on doit pouvoir travailler moins longtemps ; mais il ne faut pas porter atteinte à la prospérité dans le seul but d'atteindre cet idéal. Et de la même façon que la loi sur les 35 heures devrait être plus souple, la retraite devrait être à la carte : celui qui part plus tôt doit toucher moins, celui qui travaille plus longtemps doit toucher plus.
Certes, on aura beaucoup de mal en France à vider de son sens le principe sacro-saint de la redistribution. Mais le pragmatisme, ici comme ailleurs, est la seule philosophie acceptable.
Force de proposition, le patronat peut-il changer la société française contre la volonté d'une majorité politique ? Le Medef aussi doit s'inspirer du pragmatisme. Les patrons ne sont pas élus et ils ne peuvent pas imposer leurs convictions au reste de la population. En revanche, il serait malsain d'ignorer ce qu'ils disent, parce que ce qu'ils disent tient dans ces chiffres qui ne mentent pas. Il appartient donc au gouvernement de faire des choix qui ne sauraient attendre et de concevoir un système de retraites réformé à la fois dans le secteur privé et dans le secteur public. La perspective de l'élection présidentielle en 2002 est une bien mauvaise excuse pour ne pas accomplir une tâche urgente.
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