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Dossier

Nutrition

Compléments alimentaires : une législation trop souple ?

Publié le 15/02/2019
Compléments alimentaires : une législation trop souple ?

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TEK IMAGE/SPL/PHANIE

La vente de compléments alimentaires va croissant, sur fond d’engouement pour le traitement “naturel” des maux et inconforts quotidiens. Tandis qu’un Français sur cinq en consomme régulièrement, l’Académie de pharmacie met les pieds dans le plat, jugeant que certains de ces produits relèvent davantage du médicament… l’encadrement réglementaire en moins !

Les compléments alimentaires à base de plantes doivent-ils continuer à bénéficier d’une réglementation plus allégée que celles des médicaments, qui les soumet à un simple enregistrement pour être autorisés ?

C’est la question que pose clairement le rapport rendu public la semaine dernière par l’Académie de pharmacie, sur ces produits bien-être, estampillés “naturels” dont les Français raffolent (voir encadré). Les sages se sont penchés sur les produits de phytothérapie, sachant que 64 % des compléments alimentaires sont composés de plantes. Et leur réponse est claire : en raison des principes actifs qu’ils renferment, ils mériteraient pour un certain nombre de glisser de l’étagère “aliments” vers le tiroir “médicaments”.

Un avis qui n’est pas du goût du Syndicat national des compléments alimentaires (Synadiet), qui accuse l’industrie pharmaceutique de voir d’un mauvais œil leur « insolente croissance » et juge leurs production, mise sur le marché et surveillance suffisamment encadrées.

Une liste de plantes autorisées controversée…

Certes, « pour ceux vendus dans le commerce (moins certainement pour ceux que l’on trouve sur internet), les compléments sont encadrés par une législation », convient l’Académie, et parfaitement légaux. Leurs composés sont référencés dans la liste des plantes autorisées dans les compléments alimentaires par un arrêté ministériel du 24 juin 2014 qui transposait une directive européenne de 2002. Mais c’est justement la plongée dans cette liste de 540 substances qui a fait tiquer l’Académie et l’a incitée à travailler sur la question.

À l’examen, la frontière purement “administrative” entre médicament et complément alimentaire se révèle surprenante. Quelques plantes, « interdites pour les médicaments, se trouvent autorisées en complément alimentaire », s’étonne Pierre Champy du laboratoire pharmacognosie de l’université Paris-Sud. Exemples ? Le cimicifuga, plante nord-américaine censée combattre les effets de la ménopause. « Certaines substances n’ont aucune qualité nutritionnelle. Elles n’ont a priori servi d’aliment dans aucune tradition », poursuit le Pr Jean-Pierre Fouchet, académicien et rapporteur du dossier. « Elles ont en revanche de nets effets pharmacologiques. » Un quart de la liste devrait ainsi plutôt relever « du monopole pharmaceutique », souligne Pierre Champy. Et encore, cette liste franco-française ne reflète pas la réalité du marché car de nombreux ingrédients n’y figurent pas : la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), qui enregistre les compléments alimentaires, met à disposition du public et des fabricants une liste commune à la France, la Belgique et l’Italie (liste Belfrit) qui comporte, elle, 1 000 espèces végétales !

Le rapport pointe particulièrement le suc d’aloès, l’écorce de bourdaine ou de cascara, les racines de rhubarbe de Chine, le séné et, dans une moindre mesure, le nerprun et le cassier. Figurant dans des compléments destinés à lutter contre l’inconfort digestif ou à gagner un “ventre plat”, tous ces extraits de plantes renferment des hétérosides hydroxyanthracéniques. Des principes actifs retrouvés dans des médicaments appartenant à la catégorie des “laxatifs stimulants”, loin d’être anodins « au regard d’un corpus de recommandations de l’OMS comme des sociétés savantes », détaille le Pr Fouchet. L’usage de laxatifs stimulants se révèle d’autant plus périlleux qu’on n’en maîtrise ni la posologie ni la durée d’utilisation : à la longue, leur mésusage expose au risque de dépendance, de lésions définitives (maladie des laxatifs), de déshydratation et d’hypokaliémie. « La constipation n’étant pas un état physiologique naturel, tout ce qui la traite devrait être du ressort du médicament », résume le Pr Fouchet.

… mais indéboulonnable

Le rapport appelle carrément au retrait des plantes à hétérosides de la liste de 2014. Sans grand espoir d’y parvenir : dans l’hypothèse d’une telle décision, la France s’exposerait à une condamnation européenne au nom de la libre circulation des marchandises. « À partir du moment où un produit est autorisé d’un côté on ne plus l’interdire de l’autre, sauf à démontrer qu’il est toxique », explique Catherine Bennetau, professeur en science animale et nutrition santé à l’université de Bordeaux.

Pour tenter de contourner, du moins en partie, le problème, l’Académie de pharmacie défend la prise en compte du caractère de « nouvel aliment » et l’application de la réglementation spécifique correspondante aux « préparations d’usage non traditionnel ». Applicable aux denrées alimentaires dont la consommation était négligeable au sein de l’UE avant 1997, celle-ci permet aux autorités d’être plus exigeantes au moment de l’enregistrement d’un produit.

La création d’un statut intermédiaire de « produits naturels de santé » avec une sorte d’AMM allégée fait aussi son chemin, rapporte le Pr Bennetau, « mais cela ne devrait pas aboutir avant des années ».

À défaut, « au nom de la santé publique, il faut rappeler que les plantes ne sont pas sans danger », insiste l’Académie de pharmacie.

Des risques d’interactions non négligeables

Quand les principes actifs ne sont pas sujets à caution, il existe des risques non négligeables d’interactions plantes-médicaments. « Je rapporte souvent à mes étudiants ces deux cas emblématiques de patients greffés du cœur qui ont pris du millepertuis, probablement pour être moins stressés, en amont d’une consultation de contrôle et qui l’ont payé au prix fort avec un rejet de greffe, le millepertuis freinant l’absorption de la ciclosporine », illustre le Pr Bennetau.

Autres interactions de mieux en mieux documentées, celles des phyto-œstrogènes du soja avec certains traitements du cancer du sein type anti-aromatases, tamoxifène, etc. dont l’efficacité est diminuée. À l’inverse, le Ginkgo-biloba augmente le risque hémorragique sous anticoagulants et est déconseillé à quelques jours d’une intervention chirurgicale. Au moins sa présence doit-elle figurer clairement sur l’étiquette. Ce n’est pas le cas du fruit du pamplemoussier (Citrus maxima), qui comme son cousin le pomelo « augmente le taux circulant » d’un certain nombre de médicaments (anticholestérols notamment), majorant le risque d’effets secondaires, explique Pierre Champy.

Un étiquetage aléatoire

Autant d’exemples qui selon l’Académie plaident au minimum en faveur de meilleures indications et préconisations d’utilisation clairement affichées sur l’emballage.
Là encore, le statut dont bénéficient les compléments alimentaires réduit au minimum les obligations légales. « Actuellement, l’Europe estime qu’un complément alimentaire ne devant pas en théorie avoir d’effets pharmacologiques, si l’on est obligé de mentionner des restrictions d’utilisation c’est que l’on sort du champ du complément alimentaire », explique le Pr Bennetau. 

Dans ce contexte pour le moins flou, les experts incitent les professionnels de santé à s’emparer du sujet. Si les consommateurs pensent les compléments alimentaires inoffensifs au prétexte qu’ils sont “naturels” et omettent de les mentionner comme traitement en cours à leurs médecins, ces derniers devraient en avoir une conscience accrue et « penser systématiquement à poser la question en consultation ».

« Aujourd’hui, les médecins n’y pensent pas toujours et préfèrent, lorsqu’ils sont sollicités sur le sujet, conseiller de ne rien prendre. Moyennant quoi leurs patients consomment quand même des compléments alimentaires mais sans rien dire… », regrette le Pr Bennetau, convaincue qu’une formation a minima des professionnels de santé pourrait être une partie de la solution. « L’idée n’est pas de connaître toutes les plantes mais plutôt d'acquérir les clés pour analyser rapidement la qualité d’un produit et retrouver facilement les principales interactions », défend cette pionnière de l’enseignement dans ce domaine, alors que 55 % des compléments alimentaires consommés seraient prescrits par un médecin, selon l’étude NutriNet-Santé, et 51 % vendus en pharmacie.

Quelques rares DU – dont ceux développés à Bordeaux avec le Pr Bennetau – s’intéressent au sujet. Une base de données sur les interactions plantes-médicaments, baptisée Hédrine, est par ailleurs accessible sur le site www.theriaque.org.

La nutrivigilance, un dispositif mal connu

Les auteurs du rapport plaident enfin pour un renforcement du dispositif de nutrivigilance. « La France a été la première à le mettre en place, pour recueillir les signalements relatifs aux compléments alimentaires », salue Pierre Champy. Encore faut-il que la base soit renseignée. Peu connu, le système mis en place par l’Anses en 2009 passerait à côté de près de 80 % de la réalité du terrain.
Pour le moment, « les effets sévères qui remontent restent rares, reconnaît le Pr Bennetau, et sont le plus souvent liés à des mésusages, des interactions ou des problèmes de sourcing (qualité) des matières premières ». Mais l’avenir pourrait être moins serein. Récemment, l’Italie a autorisé l’introduction d’huiles essentielles dans les compléments alimentaires, « ce qui nous préoccupe beaucoup car on risque d’avoir des alcaloïdes ou des terpénoïdes hypertoxiques ».

Le vieil adage selon lequel « les plantes, si ça ne fait rien au moins ça ne peut pas faire de mal » a vécu…

Un engouement très français

Les chiffres en témoignent : l’engouement des Français pour les compléments alimentaires ne faiblit pas !

Selon l’Afipa (Association française de l'industrie pharmaceutique pour une automédication responsable), le marché français des compléments alimentaires a ainsi fortement progressé en 2018, avec une hausse de 8,4 % de son chiffre d’affaires, dans un paysage où l’automédication marque pourtant le pas.

En 2017, 150 millions de boîtes ont été vendues en France, selon le Synadiet, soit 60 % des ventes réalisées en Europe. La France est ainsi le premier pays européen consommateur de compléments alimentaires devant l’Allemagne, l’Italie et le Royaume-Uni.

Selon des données plus anciennes issues de l’étude INCA2 menée en 2006-2007, un adulte sur cinq et un enfant sur dix consomment au moins occasionnellement des compléments alimentaires en France. Parmi ces consommateurs, 23 % des adultes et 12 % des enfants en prennent toute l’année ou presque.


Claudine Proust et Bénédicte Gatin