Il n'est ni aisé ni même possible de prévoir un avenir plongé dans le brouillard. Un désastre naturel est suivi par une reconstruction. Une guerre se termine par la paix. Un conflit aboutit à une négociation et à un accord. Un virus, et le Covid-19 notamment, n'est jamais vraiment vaincu, il reste tapi dans les organes humains ou se cache dans la nature. C'est le devoir de la nation d'écarter la menace. Mais y aura-t-il vraiment un soupir de soulagement, un « retour à la normale », comme nous sommes nombreux à l'espérer ? Rien n'est moins sûr.
La fragilité d'une société devant ce fléau si particulier, sorte d'équation insoluble parce qu'elle comporte plusieurs inconnues, est alarmante. La France a remporté de nombreuses victoires, s'est relevée de terribles défaites, elle n'est pas habituée à ces fins de parcours indescriptibles qui n'offrent pas de garantie, ni triomphe, ni déroute, ni certitude, ni retour au monde d'avant. Entre la grippe espagnole et le Covid, il y a une différence de taille : le monde a sacrifié plusieurs dizaines de millions d'êtres humains au virus de 1918, tout concentré qu'il était sur la fin de la Première Guerre mondiale. Aujourd'hui, les sociétés solidaires cherchent fiévreusement à réduire la mortalité parce qu'elles rejettent désormais le darwinisme : chaque individu qui trépasse accroît la détresse nationale. Le Royaume Uni a envisagé une méthode de lutte contre le virus fondée sur l'immunisation de tout un peuple en laissant mourir les plus vulnérables. Il a dû très vite y renoncer, mais entretemps son bilan est l'un des plus mauvais.
Le travail et la vie
Aux États-Unis, la conjonction d'une philosophie très répandue qui accorde plus d'importance au travail qu'à la vie et du caractère capricieux et infantile du président, a conduit les plus hostiles au confinement à manifester et, au Michigan, à laisser des hommes et des femmes armés investir le Capitole local, menaçant de manière odieuse les élus et la gouverneure. Le premier réflexe condamne une telle entreprise au nom du respect du droit et surtout des institutions. La réflexion suivante doit tenir compte des arguments des manifestants. « Nous mourrons tous un jour. Mais notre droit à travailler est inaliénable. Vous ne pouvez pas nous en priver ». Leur comportement est contenu dans leur logique : l'État ne doit pas intervenir dans leurs affaires privées, ni exiger des impôts et encore moins des cotisations sociales, ils ne veulent pas payer pour les autres mais seulement pour eux-mêmes. Loin du « socialisme », ils voient dans le confinement un diktat à la fois injuste et absurde qui leur interdit de gagner leur vie, même s'il les protège contre la mort.
Du côté démocrate, la crise sanitaire est tellement prise au sérieux que le report des élections générales de novembre prochain a été envisagé. La pire atteinte aux institutions, une agression contre leur fonctionnement. Il ne s'agit pas seulement d'une idée qui remet en cause le régime présidentiel, elle tire le premier coup de semonce contre le calendrier immuable des élections fédérales (tous les deux ans), aussi inchangeable que le jour et la nuit ou la succession des saisons. Voilà très exactement ce que le virus, naguère décrit comme une grippette par Donald Trump, a fait à l'Amérique.
On aura tout le loisir, dans les mois qui viennent, de discuter des responsabilités des États, de l'OMS, de la médecine occidentale sur les effets cataclysmiques de la pandémie, sur un virus dont la nature aurait été exclusivement chinoise, sur l'impréparation des grands pays, sur les tâtonnements de nos chercheurs et l'emprisime forcé des soignants, sur la vulnérabilité et la fragilité de nos sociétés devant une menace qui relève, après tout, d'une famille de virus bien connue des médecins et qui a donné lieu à de multiples alertes au cours des vingt dernières années. Que les accusateurs, cependant, balaient devant leur porte. Ils sont aussi responsables que les accusés. Et, finalement, peu importe. Ce qui compte, c'est le genre de société que nous allons construire. Nous y reviendrons, bien sûr, mais la tâche sera celle de Sysiphe.