Le concept d’utiliser des bactéries pour traiter le cancer n’est pas nouveau. Depuis plus de 30 ans, le cancer de la vessie est en partie traité par le BCG, le vaccin contre la tuberculose. Dans « Science Translational Medicine », des chercheurs américains expliquent avoir utilisé des probiotiques pour délivrer l'immunothérapie dans les cancers.
« La polyvalence de notre plateforme probiotique permet de traiter des cancers généralement peu sensibles à l'immunothérapie et sa versatilité lui permet de produire plusieurs immunothérapies, explique au « Quotidien » la bio-ingénieure Candice Gurbatri de la Columbia University à New York, première signataire de l’étude. De plus, une seule dose de thérapie probiotique permet de délivrer de façon continue des immunothérapies au site tumoral ». Pour la chercheuse, les atouts de la plate-forme probiotique dénommée SLIC pourraient offrir « une option de traitement prolongé pour un plus grand groupe de patients cancéreux ».
Les anticorps qui ciblent les points de contrôle immunitaires (« checkpoint »), PD-L1 et CTLA-4, ont révolutionné les immunothérapies du cancer, en entraînant la régression d’un sous-groupe de cancers. Cependant, l’administration systémique de ces anticorps peut provoquer des effets secondaires importants et il reste difficile de les combiner sans toxicité.
Circuit de lyse bactérien
Dans ce travail, l’équipe new-yorkaise du Pr Tal Danino a cherché à surmonter ces problèmes. Plusieurs études ont montré que des bactéries, injectées par voie systémique, vont de préférence coloniser et se multiplier dans le centre nécrotique des tumeurs. La présence de nombreux microbes au sein des tumeurs ne cause pas d’infection ni d’effets délétères. Exploitant les avancées en immunothérapie et en biologie de synthèse, l’équipe a donc programmé une bactérie probiotique - l’E. coli Nissle 1917 - afin qu’elle délivre localement dans les tumeurs, et de manière contrôlée, des « nanocorps » bloquant les PD-L1 et CTLA-4.
« Pour délivrer les nanocorps, nous avons amélioré un précédent circuit de lyse au cours duquel les bactéries se développent à l'intérieur des tumeurs, s'autodétruisent et libèrent leur charge utile ; quelques bactéries restent vivantes afin de ré-ensemencer la population et le cycle se répète », explique Candice Gurbatri. Afin d’améliorer le processus, l'équipe a utilisé la modélisation informatique pour maximiser la libération thérapeutique et la stabilité du circuit in vivo. Ensuite, ce circuit de lyse optimisé a été intégré au sein du génome de la souche probiotique E. coli Nissle 1917, créant ainsi une souche nommée « SLIC » (pour circuit intégré de lyse synchronisée).
« Contrairement aux versions précédentes, le circuit SLIC produisant des nanocorps contre PD-L1 et CTLA-4 (ou SLIC-2) est capable d’éliminer les tumeurs de lymphome chez la souris après une seule injection, rapporte la chercheuse. L’intégration du circuit dans le génome semble augmenter considérablement la stabilité de la plate-forme, ce qui élimine le besoin de recourir à de multiples injections bactériennes ».
Un effet abscopal
Dans un modèle murin de lymphome, les scientifiques montrent qu’une seule injection (intratumorale ou intraveineuse) de leur probiotique SLIC est plus efficace pour faire régresser la tumeur, comparée à une injection d’anticorps anti-PDL-1 et anti-CTLA-4. L’injection du probiotique exerce en outre un effet antitumoral à distance (dit effet abscopal), ce qui est prometteur pour traiter les métastases. « Une injection dans une tumeur entraîne la régression d’une autre tumeur non traitée et augmente la population des cellules T mémoire dans la rate », précise Candice Gurbatri. Aucune toxicité n’a été observée, et la bactérie modifiée reste fonctionnelle et localisée au sein de la tumeur (pendant au moins 2 semaines après injection IV).
Enfin, démontrant la versatilité de la plateforme probiotique SLIC, l’équipe a créé un probiotique qui produit, en plus des nanocorps PD-L1 et CTLA-4, la cytokine GM-CSF. « Dans un modèle souris de cancer colorectal qui est généralement moins sensible à l’immunothérapie traditionnelle, une seule injection intratumorale du probiotique SLIC-3 (combinant 3 immunothérapies) réduit efficacement la croissance tumorale, et ceci sans effet toxique », note l'ingénieure.
Cette approche pourrait être utile dans un contexte clinique où l’on préfère des thérapies peu invasives et auto-entretenues. « Une dose de notre traitement probiotique entraîne une libération médicamenteuse localisée et répétée, avec élimination des bactéries lors de l’éradication tumorale », souligne Candice Gurbatri.
Avant de pouvoir évaluer cette immunothérapie probiotique en clinique, il reste à conduire de plus amples études d’innocuité et de toxicologie. « Il est important de comprendre les effets de la lyse bactérienne répétée et des débris bactériens sur le système immunitaire », souligne la chercheuse.
C. Gurbatri et al, Sci TransMed, 10.1126/scitranslmed.aax0876, 2020