Effets de l’aspirine chez les sujets âgés en prévention primaire
McNeil JJ, Woods RL, Nelson MR & al. Effect of Aspirin in the Healthy Elderly
N Engl J Med 2018;379:1499-508 – 1509-18 et 1519-28.
CONTEXTE
L’aspirine a été synthétisée à la fin du 19e siècle et est toujours largement utilisée pour ses propriétés antalgiques, anti-inflammatoires, antipyrétiques et, plus récemment, antithrombotiques. La place fondamentale et la balance bénéfice/risque de ce principe actif à dose cardiopréventive chez les patients en prévention secondaire est parfaitement établie (1). En revanche, son intérêt en prévention primaire est controversé, car le doublement du risque hémorragique contrebalance la réduction des évènements ischémiques (1). Comme le risque cardiovasculaire augmente mécaniquement avec l’âge, les sujets âgés de 70 ans et plus en prévention primaire sont considérés comme à haut risque cardiovasculaire, surtout s’ils ont d’autres facteurs de risque CV que leur âge, ce qui est très fréquent. à ce titre, ils pourraient bénéficier d’une petite dose d’aspirine afin de prévenir la survenue d’évènements cardiovasculaires (ECV). Cependant, il n’y a pas de preuve solide de son efficacité, à l’exception des patients diabétiques de type 2 chez qui le bénéfice net de l’aspirine (taux d’ECV évités moins taux d’hémorragies sévères provoquées) est significativement supérieur au placebo, mais avec une quantité d’effet infinitésimale (2,3).
OBJECTIFS
Évaluer les bénéfices cliniques et les risques de 100 mg/j d’aspirine chez les sujets âgés ≥ 70 ans, indemnes de pathologies cardiovasculaires établies, de démence ou de handicap physique sévère.
MÉTHODE
Essai randomisé en double insu versus placebo d’une durée de cinq ans. Les patients éligibles devaient être âgés de 70 ans ou plus, et indemnes de maladies cardiovasculaires symptomatiques, de démence qu’elle qu’en soit la cause et de handicap physique sévère (selon l’échelle ADL).
Après une période d’observation en ouvert de quatre semaines pour évaluer leur observance, les sujets ont été randomisés en deux groupes pour recevoir soit 100 mg/j d’aspirine soit un placebo.
Le critère de jugement principal (très hétérogène) était composé de la mortalité totale, et de l’apparition d’une démence ou d’un handicap physique sévère persistant (au moins six mois).
Les nombreux critères secondaires pré-spécifiés comprenaient chaque composant du critère principal : les hémorragies sévères, les évènements cardiovasculaires graves (décès coronaire, infarctus du myocarde non fatal, AVC fatals ou non, hospitalisations pour insuffisance cardiaque), et les différentes causes de décès (analyse post-hoc).
La taille de l’effectif a été calculée pour montrer une réduction relative de 10 % du risque sur le critère principal, avec une valeur de p = 0,05, sans ajustement pour les comparaisons multiples. L’analyse statistique a été faite en intention de traiter avec un modèle proportionnel de Cox. Les résultats sont présentés en risque relatif (RR) avec son intervalle de confiance à 95 %.
RÉSULTATS
Aspree a randomisé 19 114 sujets, dont 87,4 % en Australie. Ils ont été suivis pendant une médiane de 4,7 ans. à l’inclusion, les caractéristiques des deux groupes étaient similaires : âge moyen = 74 ans, 56,4 % de femmes, IMC moyen = 28,1 kg/m2, 10,8 % étaient diabétiques, 74,2 % hypertendus, 65 % dyslipidémiques, 19 % d’entre eux avaient un antécédent de cancer et 4 % étaient fumeurs.
Il n’y a pas eu de différence significative entre les deux groupes sur le critère principal : 21,5 évènements pour 1 000 sujets/an dans le groupe aspirine vs 21,2 : RR = 1,01, IC95 % = 0,92-1,11, p = 0,79, ni sur deux de ses composants : apparition d’une démence ou d’un handicap physique sévère persistant.
En revanche, il y a eu une augmentation significative des hémorragies sévères : RR =1,38, IC95 % = 1,18-1,62, p < 0,001 et de 14 % de la mortalité totale : RR = 1,14, IC95 % = 1,01-1,29 dans le groupe aspirine.
Il n’y a pas eu de différence sur les évènements cardiovasculaires graves du critère secondaire : 10,7 ECV pour 1 000 personnes/an vs 11,3 dans le groupe placebo : RR = 0,95, IC 95 % = 0,83-1,08.
Enfin, dans l’analyse post-hoc des causes de mortalité, il y a eu significativement plus de décès par cancer dans le groupe aspirine (3,1 %) que dans le groupe placebo (2,3 %) : RR = 1,31, IC95 % = 1,10-1,56, en particulier colorectal : RR = 1,77, IC95 % = 1,02-3,06. Il n’y avait pas de différence significative sur les autres causes de mortalité.
COMMENTAIRES
Aspree est un essai de bonne qualité, bien conduit et pertinent, au sens où il répond à une question que la communauté médicale se pose depuis très longtemps.
Ce travail a fait l’objet de trois articles distincts dans le même numéro du New England Journal of Medicine, ce qui est exceptionnel, même si la participation minoritaire états-unienne a probablement favorisé l’adage « On n’est jamais mieux servi que par soi-même. » En tout cas, les résultats scellent définitivement le sort de l’aspirine chez les sujets âgés en prévention primaire.
Le rapport bénéfice/risque de la dose 100 mg/j est défavorable : pas de bénéfice clinique et augmentation significative des hémorragies graves et de la mortalité totale liée aux cancers. à noter que le risque cardiovasculaire du groupe placebo était de 22,6 % à 10 ans, ce qui est considéré comme un risque équivalent à celui d’un patient ayant eu un infarctus du myocarde (prévention secondaire). Pour en rajouter sur la non performance de l’aspirine en prévention primaire, un autre essai chez des patients non diabétiques âgés en moyenne de 64 ans à risque cardiovasculaire modéré (≈ 14 % à 10 ans, selon Framingham) a été publié dans le Lancet (4). Il a montré que cette même dose d’aspirine dans cette population avait une balance bénéfice/risque neutre (voire défavorable).
Les patients âgés diabétiques sont peut-être une exception à cette nouvelle règle, mais seulement deux sur 1 000 traités pendant 7,4 ans auront un bénéfice net, avec 100 mg d’aspirine/j (2,3).
Même si l’essai Aspree répond à une question pertinente, deux de ses caractéristiques méritent un commentaire particulier. Le premier concerne le critère de jugement principal composite, très hétérogène car pour un patient, mourir, débuter une démence ou être atteint d’un handicap physique sévère persistant pendant au moins six mois (mais éventuellement rééducable), ce n’est pas la même chose. Le choix de ce critère très inhabituel est probablement dû au désir des auteurs de recueillir de nombreux évènements, ce qui augmente la probabilité de montrer une différence. Le deuxième concerne l’augmentation significative des décès par cancer. Il faut considérer ce résultat avec prudence, car il est issu d’une analyse post-hoc, et contraire aux données scientifiques connues qui suggèrent qu’une petite dose d’aspirine réduit le risque de cancer, en particulier colorectal (5,6).
En pratique, une dose de 100 mg/j d’aspirine reste un traitement fondamental en prévention secondaire, mais à ne pas (plus) proposer aux patients de prévention primaire quel que soit leur âge, sauf peut-être aux diabétiques, en les informant clairement et objectivement des bénéfices attendus et des risques encourus.
Bibliographie
1- Antithrombotic Trialists’ Collaboration. Aspirin in the primary and secondary prevention of vascular disease: collaborative meta-analysis of individual participant data from randomized trials. Lancet 2009;373:1849-60.
2- The ASCEND Study Collaborative Group. Effects of Aspirin for Primary Prevention in Persons with Diabetes Mellitus. N Engl J Med 2018;379:1529-39.
3- Félibre S. Diabète : quid de l’aspirine en prévention primaire ? Le Généraliste 2018;2845:28.
4- Graziano JM, Brotons C, Coppolecchia R, & al. Use of aspirin to reduce risk of initial vascular events in patients at moderate risk of cardiovascular disease (ARRIVE): a randomized, double-blind, placebo-controlled trial. Lancet 2018; http://dx.doi.org/10.1016/S0140-6736(18)31924-X
5- Rothwell PM, Fowkes FGR, Belch JFF, & al. Effect of daily aspirin on long-term risk of death due to cancer: analysis of individual patient data from randomized trials. Lancet 2011;377:31-41.
6- Rothwell PM, Wilson M, Price JF, & al. Effect of daily aspirin on risk of cancer metastasis: a study of incident cancers during randomized controlled trials. Lancet 2012;379:1591-601.
Liens d'intérêts
Aucun.
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