Barychnikov incarne Nijinski

Au bord de la folie

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Publié le 09/01/2017
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Après « The Old Woman », de Daniil Kharms, avec Willem Dafoe en 2013, le metteur en scène américain Robert Wilson utilise à nouveau les talents de comédien du danseur américain d’origine russe Mikhaïl Barychnikov. Dans la salle élégante de l’Espace Cardin, où le Théâtre de la Ville s’est en partie retranché pendant ses travaux, c’est la figure légendaire de Nijinski qu’incarne cet immense artiste.

Le spectacle phare de Robert Wilson, « le Regard du sourd », date de 1970 et ses débuts au Théâtre de la Ville de 1983 avec « The Civils Wars ». Pour les spectateurs qui auraient pris le train en marche, notamment les sept dernières années, avec le Berliner Ensemble, la troupe théâtrale de Bertold Brecht, et le partenariat avec le Théâtre de la Ville, ce spectacle pourrait être déroutant, car il ne repose pas sur un substrat théâtral comme les récents « Faust », « l’Opéra Quat’sous », « Lulu », et même « Peter Pan ».

« Letter to a Man » illustre de façon très wilsonienne la lecture que Wilson et Baryschnikov ont faite des « Cahiers » de Vaclav Nijinski (1889-1950), écrits au seuil de la folie, dans le temps très court de six semaines, par le danseur le plus emblématique du renouveau de la danse russe. L’adjectif wilsonien implique une perfection et un contrôle absolu de tous les éléments du spectacle, comme le savent les amateurs d’opéras qui ont vu « la Flûte enchantée » et surtout « Madame Butterfly » à l’Opéra de Paris : éclairages, maquillages, accessoires, costumes, scénographie, tout porte la marque inimitable d’un des metteurs en scène les plus doués et prolifiques du dernier demi-siècle.

Pour ce spectacle, dans lequel le danseur s’exprime tour à tour en anglais, russe et français, avec la complicité vocale de Wilson et de la chorégraphe Lucinda Childs, qui a participé à l’élaboration de mouvements (Baryschnikov n’y danse pour ainsi dire pas), la scénographie est minimale mais spectaculaire : une chaise, un petit théâtre, quelques personnages animés. Tout repose sur le texte, ce journal dont ont été tirés quelques extraits qui illustrent parfaitement les obsessions et la préfolie de Nijinski : la religion, la guerre, le père, le sexe, et aussi ses rapports conflictuels avec son mentor, Serge de Diaghilev.

La musique aussi est primordiale et les choix de Wilson épatent par leur éclectisme et leur à-propos. Mais la performance de Mikhail Barychnikov, 68 ans, ancien danseur-étoile du Kirov, est encore plus ahurissante. Grimé comme un clown blanc, avec le mime comme mode principal d’expression (celui des mains gantées de blanc est ahurissant), confronté à des situations scéniques extrêmes, à l’absurdité de la situation, ce grand artiste fascine autant que quand il interprétait les grands classiques du répertoire russe ou les chorégraphes américains contemporains, qu’il a presque tous abordés.

Un spectacle dense (une heure dix) comme on en voit peu au théâtre. Après Berkeley en Californie, Spoleto, Monte-Carlo et Madrid, il trouve naturellement sa place dans le mythique Espace Cardin où, il y a quarante-cinq ans, un microscopique public parisien élitiste et curieux applaudissait, fraîchement découvert au festival de Nancy, un jeune metteur en scène dont le « Prologue au Regard du Sourd » allait changer radicalement les rapports entre la musique, le théâtre et la danse.

Théâtre de la Ville à l’Espace Cardin, jusqu’au 21 janvier, tél. 01.42.74.22.77, www.theatredelaville-paris.com

Olivier Brunel

Source : Le Quotidien du médecin: 9545