Les génocides, situations ou dispositions ?

Compartiments tueurs

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Publié le 25/04/2016
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Idées-Génocides

Idées-Génocides

Nous connaissons des temps pacifiques, note Abram de Swaan au début de son ouvrage. Mais les génocides et meurtres de masse ont entraîné en deux siècles plus de 100 millions de morts. Ces massacres à grande échelle ont nécessité l'intervention de milliers de meurtriers. Très souvent, contrairement aux terroristes, ceux-ci ne tenaient pas à ce que leurs actions soient connues, mais agissaient pourtant sur ordre des autorités.

Ces actes monstrueux émanent-ils d'être eux-mêmes monstrueux, ou y a-t-il un bourreau en chacun d'entre nous et il suffirait que la situation libère cette potentialité ? Qu'en est-il en fait ? Si on a pu penser autrefois que les génocidaires étaient d'effroyables malades mentaux, s'est peu à peu mis en place une « doxa » contraire, dure comme du béton, dont voici quelques briques.

La réflexion d'Hannah Arendt sur Adolf Eichmann et la (trop) fameuse « banalité du mal » a créé de toutes pièces une thèse aberrante (« Eichmann à Jérusalem » - Rapport sur la banalité du mal, Gallimard, 1991). Ce criminel nazi est le pire choix que l'on pouvait faire, étant le chasseur de juifs le plus fanatique qui soit, connaissant le sort réservé à ses proies. On sait qu'Arendt a été frappée par l'apparence modeste de ce commis d'épicerie, qu'elle décrit comme un idiot, « un clown » (!) incapable d'éprouver quoi que ce soit, se faisant ainsi rouler par l'avocat de l'accusé. Plus tard, le livre de Christopher Browning, « Des hommes ordinaires » (Les Belles Lettres, 1994), et celui de Daniel J. Goldhagen, « les Bourreaux volontaires de Hitler - Les Allemands ordinaires et l'Holocauste » (Seuil, 1997), ont accrédité la banalisation des bourreaux et par conséquent la thèse situationniste.

Une thèse ayant pour toile de fond les célébrissimes expériences de Stanley Milgram montrant que n'importe qui peut se soumettre à des ordres monstrueux. Passons sur un travail et une interprétation très contestables.

La terreur pour gouverner

Si on se détourne de l'hypothèse situationniste, il reste l'examen des dispositions individuelles et de l'empreinte laissée par l'éducation. Abram de Swaann se plaint qu'on n'ait pas assez creusé le rapport de l'individu à la psychologie collective allemande.

Une objection un peu surprenante, car le livre de Christopher Browning fait ressortir les traits communs des exterminateurs. Entre autres une éducation étouffante faite de dogmes religieux et d'émotions muselées (le film de Michael Haneke, « le Ruban blanc », qui se situe antérieurement, illustre à merveille ces thèmes).

On voit alors l'auteur s'en sortir en trouvant dans sa boîte à concepts l'idée de compartimentation, une notion qui, selon lui, intervient dès qu'un régime instaure la terreur comme moyen de gouvernement. L'État peut alors déployer tout son appareil de propagande et sa machine répressive pour isoler les groupes cibles et mobiliser des hommes de main spécialisés pour les liquider à l'écart dans les compartiments de la mort.

Cette idée peut sembler très discutable. Il est vrai que Franz Stangl, ex-commandant de Treblinka, a dit qu'il « compartimentait sa pensée pour résister à l'horreur » ; mais il partait aussi dans le camp pour faire des cartons sur les détenus.

Il y aurait toute une recherche à effectuer sur ceux qui ont dit non. Il y a ceux qui ont refusé d'aller aux lynchages. Contrairement à ce que l'on croit, certains exécutants sur le front de l'Est pouvaient « faire un pas de côté » sans être sanctionnés. La banalité du bien, en somme.

Abram de Swaann, « Diviser pour tuer - Les régimes génocidaires et leurs hommes de main », Seuil, 368 p., 22 €. 

 

André Masse-Stamberger

Source : Le Quotidien du médecin: 9491