Situations et personnages singuliers

De l'autre côté du miroir

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Publié le 29/04/2019
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L2904-Le vol de l'autruche

L2904-Le vol de l'autruche

L2904-Une femme en contre-jour

L2904-Une femme en contre-jour

L2904-La boîte noire

L2904-La boîte noire

L2904-Barracoon

L2904-Barracoon

L2904-Mrs Fletcher

L2904-Mrs Fletcher

L2904-Dandys et excentriques

L2904-Dandys et excentriques

Denis Grozdanovitch a été champion de tennis, de squash et de jeu de paume avant de se reconvertir dans la philosophie, les échecs et l’écriture d’une quinzaine d’ouvrages entre sagesse et drôlerie. Personnage singulier lui-même, il consacre un livre aux « Dandys et excentriques » (1). Deux catégories d’originaux bien distinctes, voire antithétiques, les uns prêts à tout pour se faire remarquer tandis que les autres cultivent leur différence sans tenir compte du regard d’autrui. Mi-récit, mi-essai, l’ouvrage découvre pléthore d’hommes et de femmes hors du commun, qu’il s’agisse de personnes que l’auteur a croisé au cours de son existence, d’écrivains et artistes ou de personnages de fiction. La liste est longue et le catalogue des excentricités aussi varié que réjouissant.

« Le Vol de l’autruche » (2) est le témoignage d’une jeune femme de 23 ans, complexée et mal dans sa peau parce qu’elle est obèse et qui, par le hasard d’une proposition de travail et au gré des rencontres, va se transformer et s’épanouir. Loin de refléter toujours la réalité, ce témoignage est une fiction imaginée par Chrysten Sullivan, construite sous la forme d’un carnet de bord tenu par l’héroïne, laquelle s’adresse directement au lecteur et le prend à partie. On entre dans le quotidien et l’intimité d’une personne en surpoids, avec toutes les vicissitudes que cela implique côté travail, amitiés et amours, mais dit d’un ton enlevé comme il se doit dans un feel good book, avec au bout de ce bout de route la réussite et l’espoir.

La sexualité dans tous ses états

Romancier et scénariste, notamment de la série culte « The Leftovers », tiré de son livre éponyme (en français « les Disparus de Mapleton »), Tom Perrotta revient avec un roman d’humour noir qui interroge la sexualité et l’identité aujourd’hui. « Mrs. Fletcher ou les tribulations d’une MILF » (3) est le portrait d’une femme de 46 ans habitant en banlieue, mère divorcée d’un fils unique qui vient d’entrer à l’université. Sa vie change quand elle reçoit un message anonyme lui disant « Tu es ma MILF », acronyme pudiquement traduit par Mère sexuellement très attirante (Mother I’d Like to Fuck). Erreur ou pas, ce SMS a un effet libérateur sur la brave Eve, qui cherche à en savoir plus sur la sexualité des femmes de son âge, via les sites pornos ou les rencontres. Sorte d’éducation sentimentale à l’ère du numérique, le roman, qui met en scène autour de Mrs. Fletcher une galerie de personnages de tous les âges et de toutes les orientations sexuelles, aussi paumés que l’héroïne dans une société qui les dépasse, est finalement plus sombre que son titre ne le laisse supposer.

Le cas d'Ito Shiori est aussi singulier. Pas parce que, lorsqu’elle avait 26 ans, elle a été violée, mais parce qu’elle a osé dénoncer publiquement son viol – au Japon, pour les femmes, un suicide social – et qu’elle a enquêté elle-même pour faire inculper le criminel. Cela s’est passé au Japon en 2015, alors que, jeune journaliste, elle dînait avec un responsable d’une grande chaîne de télévision proche du Premier ministre qui lui avait fait miroiter un poste ; après avoir été droguée, elle s’est réveillée dans la chambre d’hôtel de son violeur. Après deux années de combat et alors que la justice était sur le point d’inculper le violeur, un non-lieu a été finalement prononcé après l'intervention du Premier ministre Shinzo Abe. « La Boîte noire » (4), dans lequel Ito Shiori dénonce les crimes et délits sexuels au Japon à partir de son propre viol, a reçu le Best Journalism Award.

Liberté et esclavage

Vivian Maier est une photographe de génie qui a travaillé toute sa vie au service des autres avant de mourir à l’âge de 83 ans dans l'anonymat, sans même avoir vu, faute d’argent pour faire développer les négatifs, la plupart de ses quelque 150 000 photos. Ces dernières ont été découvertes la veille de sa mort à Chicago en 2009 et depuis son œuvre a été reconnue. On redécouvre cette artiste d’exception dans « Une femme en contre-jour » (5), un portrait romancé signé Gaëlle Josse (« le Dernier Gardien d’Ellis Island », « l’Ombre de nos nuits », « Une longue impatience »), qui rend un hommage admiratif à cette Américaine d’origine française qui a mené une vie de solitude et de pauvreté, lestée de lourds secrets familiaux et d’épreuves. « Une femme libre, une perdante magnifique, qui a choisi de vivre les yeux grands ouverts. »

Romancière et anthropologue, Zora Neale Hurston (1891-1960) a fait partie du mouvement Renaissance de Harlem et signé en 1937 l’un des tout premiers romans écrit par un Afro-Américain, « Mais leurs yeux dardaient sur Dieu » (Zulma). « Barracoon » (6), du nom du bâtiment utilisé pour le confinement des Africains destinés à être vendus et exportés vers l’Europe et les Amériques, réunit roman et anthropologie en restituant la parole de Kossola, dit Cudjo Lewis, l’ultime survivant de la dernière cargaison de « bois d’ébène », ainsi que de nombreux documents, notes, préfaces et postfaces qui éclairent l’histoire de l’esclavage. Né aux alentours de 1841 chez les Yorubas d’Afrique de l’Ouest, Kossola avait près de 20 ans et préparait son mariage lorsqu’il fut capturé par les cruelles amazones du roi du Dahomey, incarcéré dans les barracoons d’Ouidah et vendu, au mépris de la Constitution, à des Blancs. Esclave pendant cinq ans et demi dans l’Alabama, libéré par les soldats de l’Union en 1865, il fonda là-bas la communauté d'Africatown. Il avait 86 ans lorsque Zora Neale Husrston l’a rencontré, en 1927.

(1) Grasset, 383 p., 22 €

(2) Carnets Nord, 358 p., 16 €

(3) Fleuve, 387 p., 20,90 €

(4) Picquier, 228 p., 19,50 €

(5) Noir sur Blanc, 154 p., 14 €

(6) JC Lattès, 240 p., 20,90 €

Martine Freneuil

Source : Le Quotidien du médecin: 9745