Regards sur la société

Entre mal-être et malaise

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Publié le 10/10/2016
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L-Violence du moyen

L-Violence du moyen

L-Police

L-Police

L-Le Roi du monde

L-Le Roi du monde

L-La vie secrète du fonctionnaire

L-La vie secrète du fonctionnaire

L-Faire Charlemagne

L-Faire Charlemagne

L-A la place du coeur

L-A la place du coeur

L-Continents à la dérive

L-Continents à la dérive

Arnaud Cathrine a publié plus de 20 livres, dont « Pas exactement l'amour », prix de la Nouvelle de l'Académie française en 2015. Il a choisi de faire paraître « À la place du cœur » (1) dans une collection destinée aux adolescents et jeunes adultes. Les adultes feront aussi leur profit de ce roman pertinent, où l'on découvre Caumes au lendemain de ses 17 ans – le plus beau jour de sa vie, puisqu'il pourra enfin prouver sa flamme à la belle Esther –, alors que la France vit au rythme de l'attaque de la rédaction de « Charlie Hebdo » et des attentats qui vont suivre. Le récit déroule cette semaine décisive, autant pour ce lycéen ordinaire, confronté d'emblée à l'amour et à la haine, que pour ses proches et ses copains, qui, dans ce contexte de peur, révèlent leur vrai visage. On est dans une petite ville et ses meilleurs amis sont aussi bien des purs produits de la cité HLM voisine que le fils du maire socialiste. Leurs vies simples et banales vont être changées à jamais.

Après une incursion vers le sport (« le Tennis est un sport romantique »), Arnaud Friedmann revient vers un sujet qu'il connaît bien puisqu'il a jusqu'ici fait toute sa carrière à l'ANPE, dévoilant dans son 7ouvrage, « la Vie secrète du fonctionnaire » (2). En dix nouvelles qui mettent en scène des salariés de la fonction publique, hommes et femmes de professions variées, à différents stades de déliquescence, il explore le rapport de moins en moins évident que les gens ont avec le monde du travail : surmenage, stress, déprime, monotonie, réglementations absurdes, objectifs chiffrés, petites humiliations… Et il montre comment surgit une génération qui cherche par tous les moyens à préserver son humanité, dans ou hors du cadre professionnel. Avec humour et empathie.

Dans son premier roman Arnaud Roustan,qui, nous dit-on, a cumulé divers emplois absurdes, s'est intéressé au type le plus répandu de ceux qui composent la société : l'homme moyen. « Violence du moyen » (3) est constitué en grande partie des correspondances entre un rédacteur au « Bureau des Lettres Anonymes », chargé de rédiger des lettres pour le compte de ceux qui ne savent pas ou n'osent pas s'exprimer directement, et un client venu pour séduire, anonymement, une femme. Ni victimes, ni héros, ils essaient de trouver leur place, avec, comme ultime réponse à leurs questions sans fin, la violence.

Écrivain (déjà auteur, à 36 ans, de cinq romans, tous remarqués) et réalisateur, Hugo Boris s'est emparé d'une actualité brûlante, la reconduite à la frontière d'un étranger dont la demande d'asile a été rejetée, pour embrasser dans un même mouvement les choix personnels et la responsabilité collective. « Police » (4) est un huis-clos de 25 km en voiture, du commissariat du XIIe, à Paris, jusqu'à l'aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, entre trois flics de base réquisitionnés et un Tadjik tétanisé, dont le dossier indique qu'un retour au pays est pour lui synonyme d'une mort certaine. Tandis que deux des policiers sont empêtrés dans leur histoire d'amour, d'adultère et d'avortement, leur collègue ne pense qu'à boucler la journée. Cependant, au fil des kilomètres, la distance entre les policiers indifférents et l'homme toujours muet s'amenuise. Tout se termine brutalement sur le tarmac, après qu'on s’est posé les questions : comment concilier la loi, le devoir, les convictions, les sentiments ? Un roman à suspense et de réflexion d'une formidable efficacité dramatique.

Fausses valeurs ?

Poète, romancier, chroniqueur et j'en passe, auteur d'une cinquantaine d'ouvrages, Patrice Delbourg continue de dénoncer, dans « Faire Charlemagne » (5), une époque où les fausses valeurs ont pris, selon lui, le pouvoir. L'enseignement est cette fois sur la sellette, à travers le personnage d'un vieux professeur de lettres au vénérable lycée Charlemagne, à Paris, atrabilaire et en rogne perpétuelle contre le trop-plein des effectifs, la tenue négligée des élèves, leur insolence, la consonance étrangère de leurs noms, leur attirance pour les matières scientifiques au mépris de la littérature, etc. Lorsqu'il se met en tête de remplacer les auteurs du programme par des petits maîtres selon son cœur, Céline, Huysmans, Drieu ou le sulfureux Henri Béraud, le lycée s'émeut et le ton monte, jusqu'au drame. Un roman à l'humour désabusé et d'un cynisme total, à lire au second degré.

L'herbe est-elle plus verte ailleurs ? La réédition, dans une nouvelle traduction (Pierre Furlan), de « Continents à la dérive » (6) de Russel Banks (« Continental Drift », 1985), donne une réponse amère. Dans ce roman puissant, l'écrivain américain croise les aspirations de deux personnages en quête d'une vie meilleure : pour l'ouvrier du New Hampshire, qui entraîne sa femme et ses deux enfants, comme pour la jeune Haïtienne qui part avec son bébé et son neveu, la terre promise s'appelle la Floride. L'un veut donner un sens à son existence, l'autre fuir la misère et la violence. Leurs raisons sont aux antipodes, le rêve est le même. Un rêve qui va se briser contre la terrible réalité : l'isolement affectif, l'injustice, l'altérité. Pour Russell Banks, il n'y a pas d'issue dans l'utopie.

Le nouveau roman de la journaliste de mode américaine (née à Hong Kong de famille indienne émigrée) Kavita Daswani, qui s'était fait connaître avec « Mariage à l'indienne », à teneur autobiographique, est d'un registre plus léger. Dans « le Roi du monde » (7), elle fait le portrait d'un enfant gâté typique de la nouvelle génération indienne. Ce rejeton d'une famille fortunée passe son temps à s'amuser et à s'ennuyer, avant de se marier pour plaire à ses parents ; pour faire oublier ses frasques il s'installe à Dubaï et se lance dans l'immobilier grâce à l'argent donné par son père ; il vit comme un nabab jusqu'au jour où tout s'effondre. Une intrigue très romanesque qui met en lumière le mélange détonnant de tradition et de modernité.

 

 

(1) Robert Laffont, 243 p., 16 €
(2) JC Lattès, 289 p., 17 €
(3) L'Âge d'Homme, 237 p., 18 €
(4) Grasset, 185 p., 17 €
(5) Le Cherche Midi, 252 p., 17,50 €
(6) Actes Sud, 443 p., 23 €
(7)  De Fallois, 244 p., 20 €

Martine Freneuil

Source : Le Quotidien du médecin: 9524