Aventures intimes, historiques et sociales

Épopées tous azimuts

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Publié le 19/03/2018
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L1-Falaise des fous

L1-Falaise des fous

L6-Sleeping Beauties

L6-Sleeping Beauties

L4-Le Ministère

L4-Le Ministère

L2- Il est à toi ce beau pays

L2- Il est à toi ce beau pays

L3-Mille Petits Riens

L3-Mille Petits Riens

L5-Laisse tomber les filles

L5-Laisse tomber les filles

Pour beaucoup « Falaise des fous » (1) est le livre le plus accompli de Patrick Grainville, prix Goncourt pour « les Flamboyants » alors qu’il n’avait pas 30 ans et désormais Immortel (il a été élu le 8 mars à l'Académie française, au fauteuil d'Alain Decaux). Quarante années ont passé depuis la fabuleuse histoire d’un roi fou africain imaginaire et cette fresque qui brasse les destinées individuelles et les épopées collectives de 1868 à 1927, mais l'exubérance et l'inventivité demeurent.

Le narrateur est un jeune homme revenu blessé de l’aventure coloniale en Algérie, établi à Étretat. Il y rencontre le jeune Claude Monet, dont le « regard magnifique » (« Il voyait quelque chose que je ne voyais pas »), ainsi que le soutien de deux femmes amoureuses, va le transformer en esthète captivé par les métamorphoses d’un art en train de naître. Autour du peintre, d’autres artistes et des écrivains (Courbet, Boudin, Degas, Flaubert, Hugo, Maupassant…) l’accompagnent dans ce voyage qui court de guerre en guerre avec en son cœur l’affaire Dreyfus et l’antisémitisme, de formidables avancées techniques et des drames comme l’incendie du Bazar de la Charité ou le naufrage du « Titanic ». Un tableau impressionnant et coloré à souhait.

Colonialisme et racisme

Il a fallu plus de 700 pages à Jennifer Richard,écrivaine franco-américaine, d'origine normande et guadeloupéenne, pour brosser la grandeur et la décadence des grands empires coloniaux depuis le début du XXsiècle. « Il est à toi ce beau pays » (2) a pour prétexte le suicide, un soir de mars 1916, dans une petite ville du Sud des États-Unis, d’un certain Ota Benga, Pygmée natif du Congo. Pour comprendre son geste, l’auteure remonte à 1873, l’année de la mort de l’explorateur britannique David Livingstone, et déroule le tableau d’une Afrique livrée aux appétits d’une Europe en pleine industrialisation, tandis qu’aux États-Unis s’installe la ségrégation. Elle montre comment, sur les trois continents, chefs d’État sans scrupule, entrepreneurs avides, explorateurs intrépides et missionnaires idéalistes ont brandi la bannière de la civilisation pour imposer un nouveau modèle économique. Des héros inconnus signent, aux côtés d’écrivains engagés, de militants des droits civiques et de figures historiques, ce livre noir de l’Occident colonialiste.

Le racisme aux États-Unis est le sujet de « Mille petits riens » (3), de l'Américaine Jodi Picoult (« la Tristesse des éléphants »). Elle imagine un cas très simple : une sage-femme noire aussi compétente que dévouée, accusée d’avoir tué le bébé d’un couple de suprémacistes blancs, est défendue par une avocate blanche qui voit là sa première grande affaire. Le roman polyphonique alterne les voix de l’infirmière afro-américaine, du père de l’enfant aux idées extrémistes et de l’avocate. Chacun donne son point de vue sur le racisme, la société, la justice, l’hôpital, la maternité, l’erreur médicale, etc. L’auteure interpelle surtout l’avocate, cette femme blanche qui se flatte de n'accorder « aucune importance à la couleur de peau », sur les « mille petits riens » du quotidien, les mots et comportements tellement banals qu’on ne les remarque plus et qui peuvent être pire que d’afficher ouvertement des opinions racistes.

Homme-Femme

Le nom d’Arundhati Roy est lié à son premier roman, « le Dieu des petits riens », couronné par le Booker Prize en 1997 et vendu à 6 millions d’exemplaires. Depuis elle a continué d’écrire, pour défendre ses idées sur l’écologie, les droits de l’homme ou l’altermondialisme. Et aujourd'hui, la militante revient à la fiction et donne, avec « le Ministère du bonheur suprême » (4), une fresque romanesque qui embrasse l’histoire tumultueuse de l’Inde depuis la seconde moitié du XXe siècle. Livre labyrinthique habité de nombreux personnages, qui sont à l’image du peuple indien hautement contrastés, le récit nous emporte des quartiers surpeuplés du Vieux Delhi, où est né(e) l’« hijras » Anjum, qui n’est ni homme ni femme, vers la vallée du Cachemire où guerre et paix n’en finissent pas de se chevaucher. S’ils sont brisés par le monde dans lequel ils vivent, les héros sont sauvés par l’amour et l’espoir.

Plus légère, en apparence, est l’aventure transcrite par Gérard de Cortanze (prix Renaudot 2002 pour « Assam ») dans « Laisse tomber les filles » (5), titre emprunté au tube de France Gall. L’ouvrage s’ouvre sur le concert qui, le 22 juin 1963, a rassemblé 200 000 jeunes pour le premier anniversaire du magazine « Salut les Copains » ; il se termine sur la « marche républicaine » du 11 janvier 2015. Entre-temps on suit le parcours de quatre adolescents : un blouson noir, un fils d’ouvrier qui ne jure que par Jean Ferrat, un intello fou de cinéma et une féministe en herbe. La saga douce-amère d’une génération choyée par la société de consommation et qui croyait en un meilleur avenir.

Et si, demain, les femmes disparaissaient et laissaient le monde entre les mains des hommes ? C’est le monde décrit par le maître de l’horreur Stephen King (depuis « Carrie », 1974) avec son plus jeune fils Owen King, dans « Sleeping Beauties » (6), qui a été salué outre-Atlantique pour son féminisme. Du jour au lendemain, les femmes tombent dans un sommeil profond au cours duquel elles sont enveloppées dans un cocon ; si on tente de les réveiller, elles sont prises de folie meurtrière. Si bien que celles qui ne sont pas encore atteintes tentent de rester éveillées par tous les moyens, tandis que les hommes brûlent les cocons et les « survivantes » pour se prémunir. Une seule femme, incarcérée dans une petite ville des Appalaches, semble immunisée contre la maladie.

 

 

(1) Seuil, 645 p., 22 €
(2) Albin Michel, 743 p., 25 €
(3) Actes Sud, 588 p., 23,50 €
(4) Gallimard, 536 p., 24 €
(5) Albin Michel, 436 p., 22,50 €
(6) Albin Michel, 828 p., 25,90 €

Martine Freneuil

Source : Le Quotidien du médecin: 9649