Agression sexuelle, viol, prostitution, travestissement

Faces cachées et exposées de la sexualité

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Publié le 16/09/2019
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L'accusation de viol peut faire voler en éclats une parfaite construction sociale (Karine Tuil), disloquer le couple le plus uni (Tayari Jones), regrouper une famille contre la victime (Mazarine Pingeot) ou être dévoilée après des générations de silence (Mathieu Deslandes-Zineb Dryef). Emma Becker témoigne de ses deux années de travail dans une maison close et Julien Dufresne-Lamy de trente ans de culture « drag ».

Après la violence et les crispations identitaires abordées dans « l’Insouciance », Karine Tuil poursuit, dans « les Choses humaines » (1), son onzième roman, son analyse du monde contemporain. À travers la chute brutale d’un homme de pouvoir et de sa famille suite à un scandale sexuel.

Journaliste politique vedette de la télévision, Jean Farel, 70 ans, fait tout pour masquer les outrages des ans et conserver sa position ; assez en tout cas pour coucher avec une très jeune stagiaire. Son épouse Claire, beaucoup plus jeune que lui et avec laquelle il a eu un fils, Alexandre, qui s’apprête à entrer à l’université de Stanford, est une essayiste reconnue pour ses engagements féministes. Elle l’a quitté pour un professeur de français de confession juive, lui-même marié, père de deux filles. L’aînée, Mila, accompagne Alexandre à une soirée et tout bascule. La fête, l’alcool, la drogue, un bizutage stupide, et l’accusation de viol tombe. Le jeune homme nie. Ce sera le procès, le déchaînement des médias et des réseaux sociaux. Karine Tuil, ce qui n’est pas courant, raconte cette histoire de viol du point de vue de l’agresseur et de ses proches. Dans un récit qui s’intensifie de page en page, elle met en évidence la fragilité et la complexité des êtres derrière les apparences.

Silence et injustice

« Se taire » (2) n’est pas un rappel de la situation de Mazarine Pingeot, fille « cachée » du président François Mitterrand, reconnue devant notaire lorsqu’elle avait 10 ans, en 1984, et devant les Français dix ans plus tard. Professeure agrégée de philosophie et auteure d’une douzaine de romans, elle situe son récit dans le sillage du mouvement #MeToo, retraçant le parcours d’une jeune fille de bonne famille qui a été violée par une sommité politique, alors qu’elle était envoyée par un magazine pour prendre des photos. Dès la sortie du livre, les noms de cette personnalité et de la victime ont circulé, pour être aussitôt démentis. Ce que traduit très fortement la romancière, c’est non seulement l’incapacité totale de la jeune fille de dire « non » sur le moment et les raisons qui poussent sa famille (son père est un chanteur célèbre) à lui « conseiller » de se taire, mais aussi comment un tel traumatisme peut biaiser les rapports aux hommes pendant toute la vie. Si Mazarine Pingeot affirme n’avoir jamais eu à subir d’agression de cette sorte, elle reconnaît que « la question du silence, de la difficulté à parler, a fait écho à (son) propre vécu ».

Zineb Dryef, qui a publié en 2015 « Dans les murs - Les rats, de la Grande Peste à "Ratatouille" », débusque dans « Soir de Fête » (3) un autre mystère : que s’est-il passé dans le village de Sougy, un soir d’août en 1922 ? Alors qu’elle travaillait à un documentaire sur la « zone grise » entre consentement et viol, son compagnon, Mathieu Deslandes, découvrait que son grand-père était né d’un viol. La mise à jour du secret de famille dans la foulée de #MeToo conduit les deux journalistes au cœur de la Beauce, pour s’apercevoir que sur les quatre enfants nés au printemps 1923, trois l’étaient hors mariage. Sans aucune trace de l'événement dans la presse locale ni dans les archives du juge de paix du canton, ils proposent « une version plausible de ce qui a pu se passer ». Dans laquelle les filles n’étaient pas consentantes. Et se sont tues.

« Un mariage américain » (4), le quatrième roman, et le premier traduit en français, de Tayari Jones, a été couronné du Women’s Prize For Fiction 2019. Celestial et Roy viennent de se marier, avec plein de projets de réussite et d’enfants en tête. Mais un matin Roy est accusé d’avoir violé sa voisine de palier et, comme c'est un Noir dans un État sudiste, il est condamné à douze ans de prison. Celestial tiendra son rôle d’épouse modèle jusqu’à ce qu’elle trouve du réconfort auprès d’Andre, son ami d’enfance. Plutôt que de traiter de la réalité carcérale, l’auteure s’attache à montrer les conséquences de cette injustice sur les protagonistes et leurs proches, avec en toile de fond le racisme, la famille, le mariage, la loyauté. Un beau roman choral, portrait caustique de la classe moyenne noire du sud des États-Unis.

Prostituée, drag-queen

Deux autres livres interrogeant la sexualité font débat en cette rentrée. Dans « la Maison » (5), Emma Becker, 30 ans, raconte son expérience de prostituée volontaire – par fascination et pour en faire un objet littéraire après « Mr. » et « Alice » –  dans une maison close de Berlin, une petite entreprise familiale où les filles sont des travailleuses indépendantes (5 000 € par mois). Le résultat est un livre également fascinant, qui en dit beaucoup plus long sur les femmes et leur désir que sur les hommes et leur plaisir et qui fait, avec humour souvent, tomber tous les tabous et préjugés.

Qui sont les « Jolis Jolis Monstres » (6) que vante Julien Dufresne-Lamy (« Deux cigarettes dans le noir », « les Indifférents ») ? Ce sont les drag-queens, tout en faux cils, paillettes et talons hauts, que l'on découvre à travers le personnage de James, alias Lady Prudence, de Los Angeles à New York en passant par Atlanta, des années 1980 à nos jours. Loin du cliché, au plus près d’une communauté avec ses codes et ses valeurs et avec son lot de rejet, de solitude et de violence, l’auteur nous introduit dans la culture « drag », l’art du voguing et la question du genre. Un tableau aussi romanesque que documenté.

(1) Gallimard, 342 p., 21 €

(2) Julliard, 277 p., 19 €

(3) Grasset, 234 p., 18 €

(4) Plon, 415 p., 21 €

(5) Flammarion, 384 p., 21 €

(6) Belfond, 416 p., 18 €

Martine Freneuil

Source : Le Quotidien du médecin