De Jean Rouaud à Michel Le Bris

Hommages au livre, les mots pour le dire

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Publié le 04/02/2019
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L04/02-La Grande traversée

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L04/02-A la ligne

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L04/02-Pour l'amour des livres

L04/02-Pour l'amour des livres

L04/02-Le Hussard  noir

L04/02-Le Hussard noir

L04/02-Kiosque

L04/02-Kiosque

L04/02-Grégoire

L04/02-Grégoire

Jean Rouaud vendait des journaux avant que son premier roman, « les Champs d’honneur », soit couronné par le prix Goncourt, il avait 37 ans. De 1983 à 1990, après avoir quitté sa région natale (qui s’appelait alors Loire Inférieure) pour la capitale, il a tenu un kiosque de presse rue de Flandre, dans le XIXe arrondissement. Ce travail à mi-temps lui laissait du temps pour écrire et réécrire ce livre qui devait faire de lui un écrivain.

« Kiosque » (1), cinquième volet de sa série autobiographique « la Vie poétique », parmi plus d’une trentaine d’ouvrages publiés, est moins un retour sur l’espoir et l’inquiétude qui l’ont accompagné durant ces sept années qu’un témoignage sur la vie quotidienne et le climat social durant les années 1980. Observateur privilégié de la rue, il se rappelle l’époque où Paris accueillait des réfugiés de tous bords et de toutes couleurs tandis que les habitués, dont certains sont presque devenus des amis, lui renvoyaient une diversité bienvenue de morceaux de vies et d’opinions. En résulte une série de portraits pittoresques et touchants d’hommes blessés et désemparés. « Comme je leur dois à tous. Comme ils m’ont aidé à me concilier le monde, comme ils m’ont appris », confesse Jean Rouaud.

« À la ligne » (2) est un titre aussi littéraire que prolétaire, car si la ligne est la suite de caractères utilisés pour former une page, c’est aussi le terme employé pour désigner le travail à la chaîne. L’auteur évoque ses quelque deux années de travail en tant qu’ouvrier intérimaire dans des usines de poissons et des abattoirs de Bretagne. Dans une sorte de prose scandée, un long poème sans rime qui dit la violence des gestes sans cesse répétés, le bruit, la fatigue, la course contre le temps, la souffrance des corps épuisés et des têtes vidées de tout rêve. Entre colère et humour, rage et amour, « À la ligne » est le premier livre, magnifique, de Joseph Ponthus, qui n’est pas allé à l’usine pour une quelconque expérience mais « pour les sous », pour rester auprès de la femme qu’il aime. Avant, il avait exercé plus de dix ans comme éducateur spécialisé en banlieue parisienne, et encore avant, il avait fait khâgne et hypokhâgne. « C’est grâce à ces études que je tiens le coup et que j’écris », a-t-il confié.

Définir, lire, enseigner

Née à Tokyo en 1976, Shion Miura est l’auteure d’une vingtaine de romans et de recueils d’essais, parmi lesquels « la Grande Traversée » (3), Prix des libraires japonais en 2012, best-seller au Japon et adapté au cinéma. Le roman s’articule autour de trois axes : l’amour, la gastronomie et la lexicographie. Chargé de réaliser un nouveau dictionnaire du japonais, un jeune employé d’une maison d’édition ne sait comment définir le mot « amour », car, à 27 ans, il n’a jamais eu de petite amie. Lorsqu’il rencontre une apprentie chef, qui travaille la matière de ses ingrédients comme lui celle des mots, pour tenter de les fixer en un moment d’éphémère perfection, il tombe amoureux. Encore faut-il qu’il parvienne à vaincre sa timidité…

Marc Roger est lecteur professionnel, et il a été distingué par le jury du Grand Prix Livres Hebdo pour son rôle de passeur entre les livres et le grand public. Ayant à son tour pris la plume, il publie « Grégoire et le vieux libraire » (4), où un garçon tout juste adulte, peu brillant mais complaisant, apprenti cuisinier dans une maison de retraite et qui n’a pas ouvert un livre depuis l’école, découvre les joies de la lecture sous la houlette d’un ancien libraire, empêché de lire pour cause de maladie de Parkinson et de glaucome. Peu à peu, c’est tout l’établissement et les relations entre le personnel et les résidents qui vont être touchés. Hommage à la littérature et à l’amitié, cette histoire pleine d’humanité dénonce en filigrane le délaissement des vieux et la dureté du travail des soignants.

Ce n’est pas tant le livre que la multitude de messages accompagnant un drame qui est au cœur du « Hussard noir » (5), un roman à quatre mains dans lequel un professeur de lettres passionné par son métier et lassé par l’inaction du gouvernement, qui laisse pourrir l’école en faisant sortir des lycées du dispositif d'Éducation prioritaire, prend une classe en otage afin d’être enfin entendu. Marie Pellan est professeure en Réseau d'Éducation Prioritaire et confrontée aux difficultés dépeintes dans ce récit. William Lafleur, le deuxième auteur, enseigne l’anglais au lycée et s’est rendu célèbre à travers son personnage Monsieur Le Prof et les tweets humoristiques dans lequels il décrit son quotidien à mille lieues de l’image du professeur modèle ; il a également publié « Point final », dont le narrateur raconte comment il a mis en scène sa propre mort afin d’observer les réactions de sa famille. « Le Hussard noir » est dans cette veine iconoclaste et le récit de la journée est fragmenté d’articles, de commentaires et de tweets qui témoignent de l’emballement médiatique et de la cacophonie des réseaux sociaux.

« J’ai voulu ce livre comme un acte de remerciement. Pour dire simplement ce que je dois au livre. Ce que, tous, nous devons au livre. Plus nécessaire que jamais, face au brouhaha du monde, au temps chaque jour un peu plus refusé, à l’oubli de soi, et des autres… » C’est à l’hôpital, au sortir d’une opération où il ne pouvait plus lire, que Michel Le Bris (« l’Homme aux semelles de vent », « la Beauté du monde », « Kong », créateur entre bien d’autres activités du festival Étonnants Voyageurs) a senti le besoin de dire ce qu’il devait à la littérature et aux maîtres qui l’ont accompagné depuis toujours. « Pour l’amour des livres » (6) remonte le temps jusqu’à son enfance pauvre et solitaire dans le Finistère et sa rencontre avec un instituteur qui lui a donné accès à sa bibliothèque, jusqu’à « la Guerre du feu », le premier livre qui, vers sa dixième année, l’a comme « foudroyé ».

(1) Grasset, 282 p., 19 €

(2) La Table Ronde, 263 p., 18 €

(3) Actes Sud, 280 p., 22 €

(4) Albin Michel, 234 p., 18 €

(5) Flammarion, 336 p., 19 €

(6) Grasset, 263 p., 19 €

Martine Freneuil

Source : Le Quotidien du médecin: 9721