Études pluridisciplinaires

Le choc des mémoires

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Publié le 16/10/2017
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Idées-Mémoire

Idées-Mémoire

C'est toujours un grand trouble lorsqu'un problème est à l'intersection de sciences décidées à ignorer les analyses des autres. Ainsi la mémoire fut-elle longtemps conçue comme individuelle, romantique, affective. La faute à Proust ? À l'inverse, la mentalité scientiste du XIXe siècle crut pouvoir mesurer cette « fonction » – combien de mots pouvez-vous retenir ?

Dès le début du XXe siècle, le sociologique Maurice Halbwachs établit que nos souvenirs se nichent nécessairement dans « les cadres sociaux de la mémoire » (titre de son ouvrage de 1925). Ces cadres peuvent être liés à des fêtes (avant Noël) ou à des faits collectifs (avant le festival de Cannes, après Roland-Garros…). « Nos souvenirs demeurent collectifs car ils nous sont rappelés par les autres (...) et nous portons toujours avec nous et en nous une quantité de personnes qui ne se confondent pas », précise Halbwachs.

Peu à peu, les crispations des différentes approches cèdent devant un « tournant social », dit Francis Eustache, comme si la littérature et les neurosciences se réconciliaient. C'est l'apparition de la cognition sociale, définie comme « l'ensemble des processus qui permettent aux individus de donner sens aux autres et à eux-mêmes afin de coordonner leurs environnements sociaux respectifs ».

Le fait d'être aujourd'hui hyperconnecté potentialise encore plus ce lien entre soi et les autres. À chaque instant, des « événements-monde » agissent sur les individus, qui réagissent sur eux en retour.

L'ouvrage évoque de nombreuses études mettant en évidence le rôle de l'entourage dans la construction de la mémoire tout au long de la vie, y compris à un âge avancé. Une étude menée par l'INSERM à l'université de Bordeaux, concernant initialement plus de 4 000 personnes âgées de plus de 65 ans, suivies pendant près de trente ans (cohorte PAQUID), a cherché notamment à saisir le degré de satisfaction vis-à-vis des relations sociales et le sentiment de réciprocité dans ces relations. Selon les résultats, une forte satisfaction dans ce domaine est associée à un retard du déclin cognitif et à un moindre risque de démences et de troubles du type Alzheimer.

Un objet partagé

Le livre sinue au milieu de problèmes situés souvent à mi-chemin du psychique et de la neurologie. Ainsi, comment rendre compte d'un phénomène aussi curieux que la prosopagnosie (difficulté à identifier les visages, y compris ceux que l'on voit souvent) ?

Ailleurs, nous sommes confrontés à l'idée plus philosophique d'exosomatisation, exposée par Bernard Stiegler : nous nous souvenons car beaucoup de supports matériels exposent la mémoire, et c'est plus que jamais le cas avec Internet.

Mais, inéluctablement et c'est tant mieux, nous sommes ramenés vers Maurice Halbwachs avec la postface de Francis Eustache et de l'historien Denis Peschanski, qui réaffirment que « la mémoire est un objet partagé qu'il est impossible de comprendre pleinement si l'on refuse de visiter l'articulation essentielle entre l'individuel et le collectif ».

« Ma mémoire et les autres», Le Pommier/Observatoire B2V des Mémoires, 176 p., 17 €

André Masse-Stamberger

Source : Le Quotidien du médecin: 9610