Les prix littéraires, suite

L'empathie récompensée

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Publié le 19/11/2018
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L-Gaspard de la nuit

L-Gaspard de la nuit

L2-Le Mars Club

L2-Le Mars Club

L-Avec toutes mes sympathies

L-Avec toutes mes sympathies

L3-Les Frères Lehman

L3-Les Frères Lehman

Les prix littéraires d’automne honorent aussi les auteurs étrangers. Ainsi l’Américaine Alice McDermott, 55 ans, déjà récompensée par les prestigieux American Book Award et National Book Award pour « Charming Billy », est distinguée par le jury Femina pour « la Neuvième Heure » (La Table Ronde), un roman lumineux et palpitant qui nous fait partager le quotidien de religieuses consacrant leur vie à aider les pauvres et les malades.

Cela se passe dans le quartier déshérité de Brooklyn, où est née l’auteure. On entre dans le couvent lorsque sœur Saint-Sauveur prend sous son aile une jeune femme enceinte, dont le mari vient de se suicider parce qu’il a perdu son travail. Employée à la blanchisserie avec sœur Illuminata, la jeune veuve retrouve la paix et la dignité, tandis que sa fille grandit entourée par l'amour des religieuses. Au point d’être tentée de rejoindre la congrégation. Une formidable évocation du Brooklyn des années 1930 et un hymne à la générosité sans concession, avec les questions sous-jacentes de la vocation, de l’amour et du sacrifice.

Rachel Kushner, 50 ans, n’a publié que deux romans avant « le Mars Club » (Stock), prix Médicis étranger, mais « Télex de Cuba » et « les Lance-flammes » ont été finalistes du National Book Award. Roman choral, « le Mars Club » déploie son intrigue autour d’une jeune femme condamnée à perpétuité pour avoir tué un homme qui la harcelait ; elle sombre lorsque sa mère meurt et qu’elle n’a plus aucune nouvelle de son petit garçon de 7 ans, dont cette dernière avait la charge.

L’auteure remonte le temps pour montrer le chemin qui a conduit Romy dans le club de strip-tease. Elle explore le quotidien de la prison pour femmes de Stanford, en Californie, les relations entre les détenues, la promiscuité, les décisions arbitraires. À ces voix se mêle notamment celle d’un jeune enseignant qui vient parler de littérature, qui croit au pouvoir de la lecture bien plus qu’en la nature humaine. Une incursion dans l’Amérique des bannis et dans l’univers de femmes souvent victimes avant d’avoir été coupables.

C’est un auteur de théâtre et metteur en scène italien, qui dirige depuis 2015 le Piccolo Teatro de Milan, Stefano Massini, 43 ans, qui a obtenu le prix Médicis essai. Il est récompensé pour « les Frères Lehman » (Globe), une saga familiale qui court du milieu du XIXe siècle jusqu’en 2008 et qui fut d'abord une pièce de théâtre (jouée au théâtre du Rond-Point en 2013).

Heyum Lehmann a quitté sa Bavière natale et est arrivé à New York le 11 septembre 1844, aussitôt renommé Henry Lehman. Ses frères ont suivi et, pendant plus de 150 ans, jusqu’à la faillite de la banque Lehman Brothers le 15 septembre 2008, la famille a vendu au monde coton, charbon, café, acier, pétrole, armes, tabac, télévisions, ordinateurs… et illusions. Loin d’un traité d’économie, Stefano Massini raconte une dynastie qui englobe 14 hommes sur trois générations et livre aussi une histoire de l’Amérique. Dans une forme qui oscille entre roman, poésie et théâtre, entre prophétie et apocalypse.

Souvenirs d'êtres aimés

Philosophe reconnue de la question juive et de la cause animale (« le Silence des bêtes : la philosophie à l’épreuve de l’animalité » en 1998, où elle remet en cause l’idée d’une différence entre l’homme et l’animal), Élisabeth de Fontenay, 84 ans, est l’auteure de nombreux essais. Prix Médicis essai, son dernier livre, « Gaspard de la nuit » (Stock), a une connotation plus personnelle, puisqu’il est consacré à son « petit frère », âgé de 80 ans et qui souffre depuis l’enfance de psychose infantile, « absent à lui-même ».

L’auteure déroule réflexions et pensées philosophiques au fil de ses souvenirs et s’interroge sur l’événement qui a pu modifier la vie de son frère. « Il est à la fois ce qui m’est le plus extérieur, mais aussi mon maître intime. Il m’a empêché d’écrire beaucoup de bêtises, il m’a donné à réfléchir. Je n’aurais peut-être pas fait de philosophie s’il n’avait pas été ce qu’il est. » Et aussi : « Mon intérêt pour les animaux vient de lui, de son existence, mon attention à l’histoire immémoriale du pâtir animal a trouvé son origine dans une méditation sur le quasi-mutisme de mon frère. »

 C’est aussi le souvenir d’un frère que ravive Olivia de Lamberterie, 52 ans, dans « Avec toutes mes sympathies » (Stock). Un frère plus jeune de trois ans qui s’est suicidé en 2015, à 46 ans, à Montréal, où il travaillait et vivait avec sa femme et leurs deux enfants. La chroniqueuse littéraire (« Elle », « Télématin »...) a tenu à prendre la plume pour célébrer ce frère bien-aimé et prolonger son « sourire lumineux », pour rappeler combien Alexandre était beau et brillant, avant d’être vaincu par la dépression qui le rongeait depuis l’adolescence.

La mort encore, d’un ami cette fois, et le livre de mémoire qu’il lui a consacré, a valu à Michaël Ferrier, 51 ans, de recevoir le prix Décembre. Professeur à l’université Chuo de Tokyo, où il dirige le groupe de recherches « Figures de l’étranger », il a été plusieurs fois primé pour ses romans (« Mémoires d’outre-mer ») et ses essais (« Fukushima, récit d’un désastre »). « François, portrait d’un absent » (Gallimard) est un livre de deuil et d’émotion transfigurés par la littérature. L’auteur revient sur son amitié avec François Christophe, mort par noyade avec sa petite fille en 2013, depuis leur rencontre sur les bancs du lycée, une amitié renforcée lorsque, à la trentaine, ils décident de voyager, de découvrir le monde et le Japon.

Martine Freneuil

Source : Le Quotidien du médecin: 9703