Petites interprétations quotidiennes

L'entrelac des signes

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Publié le 30/01/2017
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Idées-Le Chant du signe

Idées-Le Chant du signe

Notre quotidien est à chaque pas entouré de signes pratiques, immédiatement traduits par la conscience : un feu rouge, le signe W.-C., la croix verte de la pharmacie… Ce sont des cas dans lesquels, dit Lionel Naccache, « le sens du signe s'offre à la conscience dans la rapidité d'un clin d'œil ».

Mais il y a d'autres objets beaucoup moins neutres, en ce que leur sens dépend d'événements ou d'accidents de notre vie personnelle. L'œuvre de Proust est remplie de ces réveils pseudo-anodins, de ces surgissements de la mémoire involontaire, telle la célébrissime madeleine de tante Léonie.

Il peut arriver que ces deux séries se rencontrent. C'est ce que l'auteur nomme une collision. Dans un ascenseur à Lisbonne, il se réjouit qu'on célèbre Pessoa au travers de l'écriteau « 4 Pessoa », signifiant tout simplement le poids limite de quatre personnes. À San Francisco, il est très intrigué par l'inscription « Ped Xing » sur le sol d'un carrefour, qu'il finit par attribuer à l'importance de la colonie chinoise de cette ville. S'ensuit une longue construction interprétative, semi-délirante, qui d'ailleurs ne fait pas honneur à son sens des langues, puisque l'inscription marque seulement le passage pour piéton, en anglais « Pedestrians Crossing ».

Machine à interpréter

C'est ainsi qu'il nous est expliqué que « lors de chacune de nos rencontres avec un signe, ce dernier met en branle une machinerie interprétative qui produit un sens subjectif ». On est ici dans une situation analogue à celle décrite par Freud dans le cas des lapsus : on prononce un mot gênant à la place d'un autre décent.

Étudiant, pour ses travaux sur la maladie de Creutzfeldt-Jakob, une protéine infectieuse, le prion, l'auteur est étonné de voir ce mot « Prions » sur le CD d'un patient, pour découvrir qu'il s'agissait de musique religieuse. Et dans le registre des méprises pleines de sens, figure en bon rang sa « parano judaïque », tel Woody Allen entendant sans cesse un « Jew » dans tous les « You ».

Plusieurs anecdotes révèlent cette machine à produire du sens subjectif. Le chercheur refuse qu'on élève une statue à Aloïs Alzheimer, car ce prénom entre en collision avec le nazi Aloïs Brunner. Ailleurs, il s'en prend à une étudiante laotienne qui a pour pendentif une croix gammée – « Une nazie dans ma classe ! » – alors qu'il s'agit d'un svastika bouddhiste (d'ailleurs figure inversée du signe hitlérien).

Ainsi sommes-nous, dit Lionel Naccache, lorsque le réel ne se donne pas à sens unique et bloqué, des machines à interpréter. C'est comme cela qu'il est même arrivé à l'auteur de ces lignes de prendre le feu rouge pour un ordre de passer, et un philosophe d'Argentan pour Hegel.

« Le Chant du signe », Odile Jacob, 176 p., 22,90 €
* Lionel Naccache est chercheur à l'Institut du cerveau et de la moelle épinière, professeur de médecine, membre du Comité d'éthique

André Masse-Stamberger

Source : Le Quotidien du médecin: 9551