Juif roumain dans le Paris de l'après-guerre

Les années retrouvées de Serge Moscovici

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Publié le 13/01/2020
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Grand théoricien de la psychologie sociale, historien des sciences, fondateur de l'écologie politique, Serge Moscovici (1925-2014) a laissé de nombreux textes évoquant ses premières années parisiennes, alors que, juif roumain, il a débarqué en France seul et sans ressources en 1948. « Mon après-guerre à Paris » raconte sa difficile nouvelle vie après une décennie de persécutions.

Pierre et Denis Moscovici ont découvert au domicile de leur père, Serge Moscovici, décédé le 15 novembre 2014, plus de 200 documents, notes, lettres, manuscrits, petits papiers froissés pliés en quatre... Ils ont confié à la philosophe et historienne Alexandra Laignel-Lavastine, auteur entre autres de « la Pensée égarée », le soin de reconstituer un ensemble, une « Chronique des années retrouvées », pour faire suite à la « Chronique des années égarées», publiée en 1997, souvenirs d'une adolescence roumaine marquée par l'antisémitisme et les persécutions.

Fuyant une Roumanie qui avait été l'alliée d'Hitler et qui est devenue communiste, Serge Moscovici arrive à Paris en 1948, à 22 ans. Une période terrible dont il donne l'aperçu suivant : « J'ai vécu jeune homme à Paris où j'ai habité des garnis miteux et où j'ai eu faim sans discontinuer de 1948 à 1952. Cinq années d'errance et d'inquiétude dont on peut difficilement se faire une idée en des temps plus calmes. »

Alexandra Laignel-Lavastine expose avec beaucoup de soin, sans en cacher les difficultés,  les problématiques liées au classement de ces mille vies que Serge Moscovici lui-même résume ainsi : « Tout écrit est un fardeau ».

Les métèques

Mi-étudiant, mi-magasinier, le futur psychologue social vit très difficilement dans ce Paris où les dénonciations liées aux temps de guerre ont laissé place à un climat délétère, mais fait deux rencontres salvatrices, celle de l'ethnologue Isac Chiva et du poète Paul Celan. Trois rescapés juifs roumains sans le sou ayant survécu à Hitler et à Staline,  un formidable « trio de métèques ».

Sauvé par l'amitié, cela fait un peu cliché, mais il est bien vrai que les trois hommes se sentaient comme des intrus, des « Heimatlos ». Comme, précise cruellement Serge Moscovici, « un pitoyable spécimen issu d'une de ces peuplades douteuses qui, n'étant pas vraiment parisiennes, sont assises à l'ombre de la mort».

Et quand ce ne sont pas directement les hommes qui se changent en bourreaux, les institutions les remplacent. C'est ainsi qu'il faut au moins cinq années de séjour ininterrompu en France pour accéder à certaines études.

Isac Chiva avait échappé au terrible pogrom roumain de Iasi, à la fin de 1941, qui fit 14000 morts en quelques jours. Paul Celan, « un homme qui semblait porter sur ses épaules, et le malheur du monde et sa rédemption», s'est jeté dans la Seine le 20 avril 1970, lui pour qui « le poème peut être une bouteille jetée à la mer ».

Le recul du temps juxtapose curieusement ce climat de détresse et le fait de cotoyer parfois des célébrités du music-hall et de l'université, tels Maurice Merleau-Ponty, Jean Wahl ou Vladimir Jankélévitch.

Le travail d'Alexandra Laignel-Lavastine ressuscite magnifiquement les années retrouvées de ceux que l'Histoire a tellement ignorés et malmenés. Devenus parfois de hautes figures dans leur domaine, tel Serge Moscovici pour la psychosociologie.

 

Serge Moscovici, « Mon après-guerre à Paris - Chronique des années retrouvées », Grasset, 384 p., 22 €

André Masse-Stamberger

Source : Le Quotidien du médecin