Absurdité, bizarrerie, allégorie, merveilleux

Les livres de l’étrange

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Publié le 11/02/2019
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L11/02-Le Pouvoir de Susan

L11/02-Le Pouvoir de Susan

L11/02- Les Aventures de Donovan

L11/02- Les Aventures de Donovan

L11/02-Lincoln au Bardo

L11/02-Lincoln au Bardo

L11/02-Le Procès du cochon

L11/02-Le Procès du cochon

L11/02-Une sirène à Paris

L11/02-Une sirène à Paris

Récompensé par le prestigieux Man Booker Prize 2017, « Lincoln au Bardo » (1) est le premier roman de George Saunders, un écrivain américain dont les nouvelles et essais ont reçu de nombreux prix. Le récit se déroule la nuit du 25 février 1862, dans un cimetière de Washington où l’on vient d’enterrer le fils aîné du 16e président des États-Unis, Abraham Lincoln.

Alors que la guerre de Sécession fait rage, provoquant des milliers de morts, un père vient en secret pleurer son enfant. Mais il n’est pas seul, car bientôt des voix se font entendre, et jaillit des caveaux tout un peuple d’âmes égarées, prisonnières du bardo (état intermédiaire dans le bouddhisme tibétain), qui bavardent, se chamaillent, pleurent sur leur sort ou se repentent – tout en demeurant dans l’ignorance de leur propre mort. L’arrivée du jeune garçon attise leurs disputes et leurs ressentiments, mais après le départ de Lincoln, les spectres n’auront de cesse de trouver un stratagème pour réunir père et fils une dernière fois, afin que tous deux trouvent la paix.

La composition du roman est remarquable, où s’entrecroisent des centaines de narrateurs, dont les voix se mêlent à des extraits de lettres, de journaux, de mémoires authentiques ou inventés, l’ensemble déroulant un fil narratif captivant.

L'animal, à juger, à déguster

Court mais incisif, « le Procès du cochon » (2) est le cinquième roman d’Oscar Coop-Phane, 31 ans, prix de Flore 2012 pour « Zénith-Hôtel ». S’appuyant sur une curiosité judiciaire, les procès intentés par les hommes aux animaux du XIIe au XVIIe siècles, tandis que l’Église les excommuniait, il imagine que, dans un village quelconque et un temps reculé, un cochon dont on ne connaît pas le nom, suspecté d’avoir croqué la joue et l’épaule d’un bébé, est pris en chasse, jeté en prison et traîné devant un tribunal. Commence alors le grand spectacle du procès, écrit comme une pièce de théâtre, avec les avocats des deux parties, la famille de la victime, les témoins, les experts, le public, les jurés… Tandis que le cochon, qui n’a ni conscience ni parole pour se défendre, attend la sentence. L’animal est condamné à mort et supplicié. L’auteur n’épargne aucun détail. Ce texte allégorique, « où chacun reconnaîtra le porc qu’il voudra », a évidemment bien des résonances actuelles.

Un animal, cette fois sous forme de découpes saignantes, est aussi au cœur de la satire concoctée par Virginie Nuyen dans « les Aventures de Donovan S., le boucher qui était à deux doigts de conquérir le monde » (3). Comment un boucher peut-il ainsi s’imposer ? En présentant sa viande comme un produit de luxe, avec tout le décorum et la mise en scène qui président au choix, au découpage et à l’emballage de la pièce. Il semble que quiconque la hume et la goûte, végétarien inclus, ne puisse plus s’en passer. Et c’est ainsi que la narratrice, admiratrice et victime du gourou des steaks, s’engage dans une entreprise totalement loufoque où une vache voyage en jet privé aux côtés d’une actrice accro à l’agneau pour un tour du monde haut en couleur et proche de l’hystérie. C’est aussi comme cela que l’auteure signe une charge humoristique contre nos snobismes.

Des pouvoirs mystérieux

Réservé aux amateurs de merveilleux et des précédents livres de Mathias Malzieu, comme « la Mécanique du cœur » ou le « Journal d’un vampire en pyjama » (Prix Essai France Télévisions et Grand Prix des Lectrices de « Elle »), « Une sirène à Paris » (4) est l’histoire d’un amour impossible entre un homme et une sirène blessée, rejetée par les eaux de la Seine en crue. C’était en 2016, de nombreuses disparitions étaient signalées sur les quais, mais Gaspard, qui travaille dans un restaurant-péniche en train de couler et qui vient de se faire larguer par son grand amour, pense que son cœur brisé le rend sourd à la mélodie mortelle de la belle. Un conte moderne et féerique qui questionne l’engagement poétique et le pouvoir de l’imagination dans une époque troublée.

L’écrivain danois Peter Hoeg, auteur du best-seller « Smila et l’amour de la neige », ne pratique pas la séparation des genres. « Le Pouvoir de Susan » (5) est un savoureux mélange de thriller politique et scientifique, assorti d’aventures, d’éléments parapsychologiques, de critique sociale, de dystopie et… de drôlerie. Tout repose sur le don exceptionnel qu’a Susan d'amener ses interlocuteurs à dévoiler leurs pensées et leurs sentiments les plus intimes. Son mari et ses enfants, des jumeaux adolescents, partagent cette faculté, qu’ils exploitent pour leur propre compte. Jusqu’à ce que la famille se retrouve aux prises avec la justice et que Susan, pour sauver ses proches, soit contrainte d'utiliser son don pour retrouver un rapport rédigé par une mystérieuse « Commission pour le futur » gouvernementale. Au fil de ses recherches, les cadavres s’accumulent. Au-delà du suspense, une réflexion sur une société au bord du chaos, entre crise économique et crise écologique.

(1) Fayard, 393 p., 24 €

(2) Grasset, 125 p., 12 €

(3) NiL, 180 p., 17 €

(4) Albin Michel, 238 p., 18 €

(5) Actes Sud, 431 p., 23 €

Martine Freneuil

Source : Le Quotidien du médecin: 9723