Regards de romanciers sur la société

Loup y es-tu ?

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Publié le 03/12/2018
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L2/12-Vialatte

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L2/12-Délicieuse

L2/12-Délicieuse

L2/12-La Purge

L2/12-La Purge

L2/12-Dîner secret

L2/12-Dîner secret

L2/12-La Métallo

L2/12-La Métallo

Lorsqu’Arthur Nesnidal nous invite en hypokhâgne, l'école des forts en thème qui prépare au concours d’entrée à l’École normale supérieure, il nous ouvre les portes d’un véritable enfer. C’est ainsi qu’il a vécu les quelques mois qu’il a passés dans cette classe préparatoire où le latin et le grec sont rois et il en brosse un tableau aussi sombre que rageur. Tout le monde en prend pour son grade, les professeurs sadiques, qui multiplient les humiliations, comme les élèves, victimes consentantes de leur asservissement. Il dénonce le bachotage harassant, le formatage des esprits autant que la vétusté et la saleté des locaux ou l’utilisation massive d’antidépresseurs. En bref, la machine à broyer les individus qu’est l’éducation élitiste à la française. Arthur Nesnidal a 22 ans et « la Purge » (1) est son premier roman.

Très loin de cet univers sélectif, Catherine École-Boivin, qui est professeure à Saint-Nazaire, a réécrit le destin d’une certaine Yvonnick Le Bihan, et trace un portrait empreint d’humanité du monde ouvrier. Dans les années 1960, la jeune femme est en passe de devenir dactylo lorsque son mari, manœuvre de force dans la société J.J. Carnaud et Forges de Basse-Indre, meurt ; pour pouvoir rester dans la maison mise à la disposition du couple par l’entreprise dans une cité ouvrière, elle décide de remplacer son mari à la forge, se prend de passion pour son métier et devient « la Métallo » (2). Cela lui permet d’accéder à une vie simple et digne, mais menacée dès les grèves de 1968 et qui se conclut par un licenciement en 1979. En 2018, les forges appartiennent au groupe international ArcelorMittal.

Cannibalisme d'aujourd'hui

Le cannibalisme serait-il à la mode ? Deux romans percutants viennent non pas de le glorifier, mais de l’envisager… C’est ainsi que le Brésilien Raphael Montes, 28 ans, avocat de formation et dont les trois premiers livres (« Jours parfaits ») ont été des succès, a concocté avec « Dîner secret » (3) un livre inclassable, qui alterne suspense et humour noir. Quatre étudiants qui n’ont plus les moyens de payer l’appartement qu’ils partagent à Rio de Janeiro ont l’idée d’organiser un dîner à base de chair humaine pour une clientèle lassée de la restauration traditionnelle. Ce qui devait être un repas d’exception, certes, mais surtout exceptionnel, va entraîner les garçons dans une spirale infernale et macabre, où cupidité, instinct de conservation et paranoïa se donnent la main. Âmes sensibles s’abstenir.

Marie Neuser, qui enseigne et vit à Marseille et a déjà publié quatre romans, a quant à elle réussi un livre particulièrement original, entre tragédie antique et thématique contemporaine. Son titre, « Délicieuse » (4), est un indice de l’épilogue terrifiant d’une histoire banale : un homme quitte son foyer, mère et enfant, pour une femme plus jeune. Afin de continuer d’exister pour lui, l’épouse choisit de se mettre à nu dans une vidéo qu’elle partage sur les réseaux sociaux. Ce sont donc vingt ans d’amour fou puis de souffrance, de rage et de désespoir qu’elle déverse sans pudeur, car elle est habituée, par son métier de psychologue criminelle, aux pires confessions. Réflexion sur l’amour, le couple, la mémoire, la féminité, le double et la mise en scène sur les réseaux sociaux, ce roman, en forme de monologue 2.0 sous tension, est aussi le portrait d’une femme-vengeresse, qui culmine dans un dîner très particulier.

Identités

« Écoute » (5), le deuxième roman de Boris Razon, après le très remarqué « Palladium », est une réflexion sur l’identité dans une société hyperconnectée et hypersurveillée. Un policier est confiné dans une camionnette, chargé de compiler – officieusement – le flux des textos, messages, émojis, Snaps que s’envoient les passants de son secteur. C’est un flic quelconque, sans grande envergure, à peine émoustillé par les photos érotiques qu’il intercepte et dérouté par des textes qu’il ne comprend pas. Son attention est attirée par un homme devant une boutique d’appareils photos anciens, immobile et qui n’émet pas. De suspect, l’homme devient une menace lorsqu’il ressort du magasin avec un appareil photo métallique. S’ensuivent une filature et des rencontres avec des personnages improbables qui ne sont pas ce que l’on croit qu’ils sont, qui ont eu plusieurs vies ou désirent en changer. Comme si, aujourd’hui, « chacun de nous devient son propre auteur et son propre personnage ».

Le talent et la fantaisie d’Alexandre Vialatte (1901-1971) sont indémodables. On avait redécouvert ce romancier (« Battling le ténébreux », « les Fruits du Congo », « le Fidèle Berger ») et chroniqueur en 2014 à travers un « Abécédaire » et on le re-redécouvre aujourd’hui dans un deuxième volume, également réalisé et illustré par Alain Allemand, « Promenons-nous dans Vialatte » (6). Les entrées de ce recueil puisent à toutes les sources de l’œuvre : romans, correspondance et bien entendu chroniques, parmi les quelque 900 qu’il a publiées à partir de 1952 chaque semaine dans le quotidien « la Montagne » et qui s'achèvent toutes par sa fameuse formule « Et c’est ainsi qu’Allah est grand ».

 

 

(1) Julliard, 149 p., 16 €

(2) Albin Michel, 326 p., 19,50 €

(3) Le Masque, 397 p., 21,50 €

(4) Fleuve, 475 p., 20,90 €

(5) Stock, 302 p., 19,50 €

(6) Julliard, 263 p., 19 €

Martine Freneuil

Source : Le Quotidien du médecin: 9707