Visages et métaphores de la maladie

Priorité à l'humain

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Publié le 18/02/2019
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L1802-Le Tunnel

L1802-Le Tunnel

L1802-Derniers mètres

L1802-Derniers mètres

L1802-Tout le bleu du ciel

L1802-Tout le bleu du ciel

L1802-Tête de tambour

L1802-Tête de tambour

L1802-La Nuit se lève

L1802-La Nuit se lève

L1802-Frère de glace

L1802-Frère de glace

Lauréat du prix Médicis étranger 2012 pour « Rétrospective », Avraham B. Yehoshua, 83 ans, compte parmi les chefs de file de la littérature israélienne contemporaine. Écrivain engagé, il a participé à l’Accord de Genève et après s’être battu pendant cinquante ans pour une solution à deux États au conflit israélo-palestinien et pour que Jérusalem devienne une capitale commune, il a abandonné ce rêve et invite Palestiniens et Israéliens à s’unir dans un seul et même pays.

Son dixième roman, « le Tunnel » (1), est un récit à plusieurs niveaux. Un homme de 73 ans, ingénieur en travaux publics à la retraite, commence à accumuler les oublis et les erreurs ; pour combattre la menace de démence et cédant aux instances de sa femme, qui exerce toujours en tant que pédiatre, il est engagé pour participer, sous la houlette du fils d’un ancien collègue, à la construction d’une route secrète dans le désert du Néguev. Constatant sur place qu’une famille de Palestiniens s’est réfugiée sur la colline où doit passer la route, il suggère de creuser un tunnel.

Avec son talent de conteur, Avraham Yehoshua mêle habilement la question de la perte de mémoire et du désarroi d’un couple vieillissant face à la maladie avec celle des identités israélienne et palestinienne et dépeint la société israélienne dans ses contradictions et ses échecs.

Des prisons intérieures

Pour son premier roman « Tête de tambour » (2), Sol Elias a pris pour thème la psychose et s’est inspirée de faits et de notes réelles. Elle relate l’histoire de Manuel (ou d’Anaël, son double de papier), qui, après une enfance et une adolescence rageuses, face à un père très dur et une mère trop fuyante, est diagnostiqué schizophrène à l’âge de 28 ans. Il n’aura alors de cesse de faire payer son mal à sa famille. Interné quelques années plus tard, il passera le reste de sa vie dans divers établissements psychiatriques. C’est là qu’il invente Anaël, le greffier de ses divagations et états d’âme de prisonnier de camisoles chimiques. Une somme de mots griffonnés légués à sa nièce, alors qu’elle attend un enfant, qui vont la perturber à son tour et lui faire remettre en cause la notion de famille. La réussite du récit tient à sa construction, qui égare d’un chapitre à l’autre dans la confusion et le désordre mental du personnage. Tout en explorant la complexité des relations filiales et du poids de l’hérédité.

Licenciée en arts et en littérature, Alicia Kopf, 37 ans, est une artiste multimédia originaire de Catalogne. Elle signe « Frère de glace » (3), un objet littéraire et artistique qui mêle dessins et photos à diverses formes d’écriture. Au cœur du roman, on découvre le journal d’une artiste fascinée par les légendes des grands explorateurs de l’Arctique et de l’Antarctique, qu’elle transcrit dans des dessins mêlés à des écrits, des souvenirs et des photos : son témoignage sur son frère, « un homme pris dans la glace », autiste emprisonné à l’intérieur de lui-même ; également les confidences sur une famille gelée dans son silence. Autant de visages et de métaphores de la glace pour parler d’art, de rêves, de désirs et d’amour.

Mélissa Da Costa déroule dans « Tout le bleu du ciel » (4) un road trip singulier, qui fait voyager dans les méandres de la maladie d’Alzheimer. Ce périple met sur la route deux êtres qui, sans se connaître, partent ensemble pour un voyage ultime. Émile, 26 ans, condamné par une sorte d’Alzheimer précoce, décide de fuir l’hôpital, la compassion de sa famille et de ses amis. Sans y croire vraiment, il envoie une annonce pour trouver un compagnon d’aventure pour les deux années qui lui restent à vivre. Joanne, à peine plus âgée et tout aussi cabossée, est prête à l’accompagner. Leur expédition à travers la France et les montagnes des Pyrénées a inspiré la jeune auteure de 28 ans, qui détaille la rencontre avec les autres, la découverte de soi et des sentiments partagés.

L'arme de l'humour

« Écrire sur la maladie est une lutte contre la honte, le déni et la peur », affirme Élisabeth Quin dans « la Nuit se lève » (5), où elle évoque le glaucome qui altère ses deux yeux et risque de la rendre aveugle. Auteure de quatre romans et d’ouvrages sur le cinéma, la mode et les arts, la journaliste présente depuis sept ans sur Arte le magazine quotidien de décryptage de l’actualité « 28 minutes », avec une présence, un humour et une amabilité rares. De ce livre, on retient d’abord la sincérité d’une démarche qui la conduit de médecin en marabout, tandis qu’elle scrute ses angoisses pour apprivoiser ses peurs. Soigner ses yeux mais aussi aiguiser ses autres sens, s’appuyer sur ses lectures autant que sur le bras de son compagnon. C’est profond et drôle, terrifiant parfois et surtout terriblement humain.

La littérature nordique recèle toujours d’agréables surprises. Ainsi de « Derniers mètres jusqu’au cimetière » (6), signé il est vrai par l’un des auteurs les plus lus en Finlande, Antti Tuomainen, surnommé « le Roi d’Helsinki Noir ». S’il est semé d’embûches, cet ultime parcours est aussi une mine d’humour noir. Le narrateur, qui est à la tête d’une très prospère société spécialisée dans la culture du matsutake, un champignon rare qui pousse dans les forêts de Finlande et que les Japonais achètent à des prix déraisonnables, apprend des médecins qu’à 37 ans ses jours sont comptés : quelqu’un l’empoisonne depuis longtemps ! Il rentre chez lui et surprend sa femme en train de le tromper avec le livreur de son entreprise. Ces deux fâcheux faits sont-ils liés ? Une histoire qui sous des apparences banales est complètement déjantée, parsemée de morts et aussi délicieuse que toxique.

(1) Grasset, 431 p., 22,90 €

(2) Rivages, 197 p., 18 €

(3) Robert Laffont, 275 p., 20 €

(4) Carnets Nord, 649 p., 21 €

(5) Grasset, 141 p., 15 €

(6) Fleuve, 313 p., 19,90 €

Martine Freneuil

Source : Le Quotidien du médecin: 9725