Une exposition, un livre

Redécouvrir « Janké »

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Publié le 11/02/2019
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Certains entrent en philosophie avec de fracassantes déclarations de pensée et d'existence, d'autres sculptent dans le marbre d'imposantes dialectiques germaniques. Vladimir Jankélévitch déploie une pensée musicale aussi passionnante qu'insolite.

Comment rendre compte d'une théorie qui s'articule au « Je-ne-sais-quoi » et au « Presque-rien » ? Où sont les concepts, les idées directrices, chez un penseur qui évoque le vertige créé par Debussy, Ravel et Satie, affirme que « la musique existe seulement quand on la joue » et a consacré un tiers de ses écrits à ce langage irréductible à la traduction ? Une musique omniprésente, y compris dans cette voix si particulière qui se perd là-haut dans d'improbables aigus où elle semble se briser.

N'en déduisons pas trop vite que Vladimir Jankélévitch est l'homme d'une vaine élégance, spécialiste en pirouettes et impasses brillantes. Il y a bien chez lui un domaine préservé, c'est celui de la morale. Il y a bien un état qui s'impose, c'est celui de la conscience, ou plutôt de la mauvaise conscience. Elle se manifeste « lorsque nous éprouvons un dégoût insurmontable à l'égard d'une action » ; alors naissent le remords et le regret, qui surgissent après la faute, car « quand bien même la conscience traquerait dans l'intention la faute à venir, elle serait toujours en retard par rapport, non pas à la réalisation de la faute, mais à sa simple idée ».

C'est donc bien une philosophie qui s'élabore à partir d'un état mental précis qui est le remords, signe d'un passé qui ne veut pas passer, auquel je suis voué et où je suis condamné à tout jamais.

Le sens de l'engagement

Né à Bourges en 1903 dans une famille d'intellectuels juifs russes (son père, Samuel, fut le premier traducteur de Freud en français), Vladimir Jankélévitch est révoqué de la fonction publique par les lois antijuives de Vichy en juillet 1940. Il rejoint la Résistance et découvre indirectement la valeur de l'engagement et l'horreur de la Shoah. Plusieurs membres de sa famille disparaissent dans les camps de la mort. Le philosophe en concevra une germanophobie que l'on peut comprendre, parfois raillée car elle s'étendra même à Wagner.

On voit ici que l'engagement doit être dans la terrible réalité, il doit servir d'exemple et ne pas être un concept vague comme chez Sartre ou un slogan de politicien. « N'écoutez pas ce qu'ils disent, regardez ce qu'ils font », répétait-il à propos des dirigeants, une maxime à appliquer dans la France d'aujourd'hui…

Bien sûr, cette problématique de la faute et du remords est directement embrayée sur le crime contre l'humanité. Face au nazisme, seul compte l'engagement réel. Confronté à la bête immonde, Jankélévitch rencontre l'écueil ou la possibilité du pardon. Un pardon qui sera refusé à ceux qui, d'ailleurs, ne l'avaient jamais demandé.

(1) Exposition « Vladimir Jankélévitch, figures du philosophe », jusqu'au 3 mars (www.bnf.fr)

(2) Vladimir Jankélévitch, « La Mauvaise Conscience », Champs/essais, 336 pages, 11 €

André Masse-Stamberger

Source : Le Quotidien du médecin: 9723