Recueil de nouvelles

Un cent d'histoires en sept volumes

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Publié le 21/04/2020

Lionel Shriver critique la possession et l’aliénation qui en découle. Gérard Mordillat dénonce la violence de notre quotidien. Espedite attire l’attention sur l’apparence comme champ d’exercice du pouvoir. Jennifer Egan décline le désir profond d’échapper à sa condition. Matthew Neill Null montre des hommes à la fois victimes et prédateurs. Marie Suzin dresse l’inventaire romanesque du téléphone. Jaume Cabré fait du lecteur un voyeur du mal ordinaire.

* Née américaine en 1957 et installée à Londres, Lionel Shriver est l’auteur de six romans, dont « Il faut qu’on parle de Kevin », Orange Prize 2005, « Tout ça pour quoi », finaliste du National Book Award 2010, ou « les Mandible », une dystopie économique. Les douze nouvelles, dont deux font une centaine de pages, rassemblées dans « Propriétés privées » (1), ont trait à la possession sous toutes ses formes. Tricotées avec une minutie tranquille, ces histoires nous transportent d’Angleterre aux États-Unis, du Kenya en Irlande du Nord, des pays où l'auteure a vécu. Autant d’exemples de propriété, sur des objets, sur de l’argent ou sur des personnes, et de l’aliénation qui en découle. Dans « Terrorisme domestique », on rit et on pleure avec ce couple qui voit approcher le temps de la retraite alors que leur grand garçon n’a toujours pas l’intention de quitter la maison, des subterfuges qu’ils imaginent pour le pousser hors du nid et des retours de bâton de cet « abandon » via les réseaux sociaux. Le miroir à peine déformant de notre société de consommation.

* Auteur d’une trentaine de romans (« Vive la sociale ! », « les Vivants et les morts ») et réalisateur d’autant de films, téléfilms et documentaires, Gérard Mordillat est d’abord un homme engagé. Ni ouvertement politiques ou revendicatives, les sept nouvelles qui composent « Subito presto » (2) le montrent fidèle à ses convictions. Ce sont simplement des moments volés à la vie de tous les jours, qui témoignent de la bêtise et de la violence de notre quotidien. Dans le récit qui donne son titre au livre, un chauffeur routier menacé d’être licencié cède aux sirènes de la réussite sociale offerte par son patron, devient autoentrepreneur et s’enlise dans les dettes, jusqu’à tout perdre.

* C’est en Corse, l’île de ses origines et où il vit, qu’Espedite – le nom qu’il s’est choisi – a écrit « Cosmétique du chaos » (3), son quatrième roman (après « Palabres », « les Aliénés » et « Se trahir »), ou plutôt une novella d’une centaine de pages, évidemment noire, comme il en a le secret. Le récit s’attache aux pas d’une femme qui a subi des opérations pour modifier son visage, préconisées par sa conseillère pour l’emploi, mais la malheureuse a du mal à se reconnaître et est saisie d’une angoisse qui va la conduire au pire. L’auteur, qui a été formé à la philosophie politique, révèle ici le portrait d'« une société emportée par une propension démesurée à faire du visible le champ d’exercice du pouvoir ». Légèrement inspiré de la littérature d’anticipation, ce récit à la deuxième personne bénéficie d’une écriture travaillée particulièrement séduisante, comme une sorte de poétique de la chirurgie esthétique.

Échapper au quotidien

* La romancière américaine Jennifer Egan, prix Pulitzer en 2011 pour « Qu’avons-nous fait de nos rêves ? », a fait son entrée en littérature avec « Ville émeraude et autres nouvelles » (4), un recueil de nouvelles paru en 1993 et traduit aujourd’hui. En prenant pour exemples des femmes et des hommes de tous âges et de toutes les conditions, de l’écolière au banquier, du mannequin à la femme au foyer, elle décline la solitude et les regrets, et surtout le désir d’échapper à son quotidien et à sa condition. Onze textes pour témoigner de l’irrésistible envie de changer de vie.

* Nouvelle voix de la littérature américaine dès la publication de son premier roman, « le Miel du lion » (2018), Matthew Neill Null, 36 ans, est aussi un auteur de nouvelles reconnu. Récompensé par le Mary McCarthy Award, « Allegheny River » (5) réunit neuf textes antérieurs au roman, tous situés dans les Appalaches, un cadre grandiose où la misère des hommes côtoie la splendeur des lieux. Victimes de la crise économique, les protagonistes n’hésitent pas à détruire les richesses naturelles. Ils usent et abusent de la chasse et de la pêche, autant pour améliorer leur ordinaire que pour se distraire à bon compte. D’une beauté cruelle, ces nouvelles interrogent notre rapport à l’environnement et « la moralité douteuse qui surgit chez les gens lorsqu'ils sont contraints de se couler dans le rôle du prédateur ou de la proie ».

* Marie Sizun, auteure de 10 romans (« la Femme de l’Allemand ») et de « Vous n'avez pas vu Violette ? », prix de la Nouvelle de l’Académie française en 2017, a eu une drôle d’idée en cette période de textos : dresser l’inventaire romanesque du téléphone. « Ne quittez pas ! » (6) rassemble une quarantaine de courtes histoires, ou plutôt d’instantanés de vies que l’on devine ou que l’on se plaît à inventer au travers des quelques mots prononcés ou écoutés. Autant de saynètes qui confèrent une âme – légère ou cruelle – à l’appareil.

* L’écrivain et scénariste catalan Jaume Cabré, que l’on a connu grâce à la traduction en 2013 de « Confiteor », a réuni dans « Quand arrive la pénombre » (7) des nouvelles écrites « de temps en temps, comme pour (se) reposer » de son travail de romancier. Peaufinés au fil du temps ou composés spécialement, les treize textes sont liés par un terrible thème : le mal. Le plus déroutant est que l’auteur place le lecteur dans la simple position de voyeur, puisqu’il est impossible de trouver la moindre justification à ces récits de violence. Les hommes – jamais des femmes – qui tuent des inconnus, des proches, des ennemis, des enfants…, le font le plus naturellement du monde, sans culpabilité ni remords. Le dernier de la série, qui vient de planter un couteau dans le cœur d’un vieillard, étant « incapable de se demander pourquoi les histoires de la vie finissent toujours par la mort ».

 

(1) Belfond, 450 p., 21 €

(2) Albin Michel, 275 p., 19 €

(3) Actes Sud, 105 p., 12 €

(4) Robert Laffont, 243 p., 20 €

(5) Albin Michel, 271 p., 21,90 €

(6) Arléa, 233 p., 20 €

(7) Actes Sud, 269 p., 22 €

 

Martine Freneuil

Source : Le Quotidien du médecin