Aux frontières de l'étrange

Un imaginaire bien partagé

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Publié le 02/03/2020
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L'imaginaire n'a pas de règle. Quand T.C. Boyle témoigne d'expériences hallucinatoires, Diane Ducret brosse le portrait d'un Hitler au féminin, Joseph Denize embarque sa fantasmagorie dans le Paris de 1917, Stéphanie Janicot nous perd dans la forêt de Brocéliande, Keigo Higashino offre un conte fantastique humaniste, Sébastien Rutés déroule un hallucinant road-trip au Mexique et Jean-Luc Deparis fait parler les dieux.

* Auteur d’une quinzaine de romans (« America », prix Médicis étranger) et d’autant de recueils de nouvelles, T.C. Boyle revient, à 71 ans, au début des années 1960, quand toute une génération a cru trouver avec le LSD la réponse à son besoin de liberté. Après un bref préambule qui rappelle comment les premiers effets de la molécule synthétisée par Albert Hoffman ont été constatés par lui-même, en 1943, après une ingestion involontaire, dans les laboratoires Sandoz à Bâle, « Voir la lumière » (1) nous introduit dans le département de psychologie de Harvard en 1962 lorsque Timothy Leary s’intéresse à cette molécule considérée alors comme un médicament. Le récit est centré sur le petit groupe d’étudiants qui suivent leur directeur de thèse, en particulier le jeune Fitz, qui entraîne sa femme et leur fils dans des « séances » visant l’« illumination », l’élargissement des consciences. Quand Tim Leary (1920-1996) et son cercle sont exclus de l’université, ils s’installent à Millbrook, dans le nord de l’État de New York pour poursuivre leurs expériences hallucinatoires et psychédéliques mêlées de sexe et d’alcool. Le LSD comme clé spirituelle et « seul antidote connu contre le poison du monde, de la conscience, du non-Dieu, du non-savoir… » ?

* Dans « la Dictatrice » (2), Diane Ducret raconte l’ascension d’une femme, dans une Europe dévastée par l’échec de la société néolibérale, le chauvinisme, la peur de l’immigration, les désastres écologiques, de ses débuts dans les manifestations nationalistes en 2023 à son accession au titre de Chancelière de l’Europe. Incarnant les aspirations des peuples européens à un monde meilleur et forte d’une ambition démesurée, Aurore Henri se hisse toute seule au faîte du pouvoir, puis, consolidée par un parti fort, entraîne un continent tout entier dans la violence d’une idéologie totalitaire. Un récit documenté, construit comme un miroir contemporain du nazisme, avec même des transpositions de parties de discours d’Hitler, dont la redoutable héroïne est le double féminin, qui correspondent exactement à notre époque.

Diables et sorcières

* À la fois roman d’aventures, livre à suspense et récit fantastique, « Quand on parle du diable » (3) confirme le retour de la littérature de l’imaginaire. Dans le Paris de 1917 toujours en guerre, où l'on croise Modigliani, Mata-Hari, Jung ou Méliès, un jeune homme est embarqué malgré lui dans la lutte sans merci que se livrent des sociétés secrètes pour s’emparer d’un tableau aux pouvoirs terrifiants. Avec cette fantasmagorie historique, Joseph Denize livre une réflexion sur le pouvoir de l’image et l’attirance de l’humanité pour la barbarie.

* La forêt de Brocéliande protège ses mystères. Ainsi dans « le Réveil des sorcières » (4), de Stéphanie Janicot (« Dans la tête de Shéhérazade », « la Mémoire du monde », prix Renaudot poche). Alors qu'elle vient d’achever un livre sur l’assassinat d’une sorcière, la narratrice apprend que sa meilleure amie, guérisseuse et médium, est morte des suites d’un accident de voiture. Persuadée par la fille de la victime, qui semble avoir hérité de ses dons, qu’il s’agit d’un meurtre, elle va mener l’enquête et nous introduire dans le monde des sorciers, druides, magnétiseurs, légendes et pratiques occultes bretonnes.

* Figure majeure du roman policier japonais (de « la Maison où je suis mort autrefois » aux « Doigts rouges »), Keigo Higashino dévoile dans « les Miracles du bazar Namiya » (5) une autre facette de son talent, harmonieux mélange de fantastique et de littérature feelgood. Trois jeunes se sont réfugiés dans une boutique abandonnée après un mauvais coup. Quelqu’un glisse une lettre sous le rideau métallique, adressée à l’ancien propriétaire, réputé pour ses conseils… trente-deux ans auparavant. Amusés, les héros répondent avec le bon sens et l’impulsivité de leur jeunesse. Et reçoivent une autre missive venue du passé. Le récit se tisse ainsi entre réel et irréel avec des personnages, des époques et des histoires différentes, qui forment au final un tout placé sous le signe de l’espoir et de l’humanité.

* Avec Sébastien Rutés, l’étrange se pare du noir le plus absolu. Après avoir enseigné la littérature latino-américaine à l’université et publié six romans (« Mélancolie des corbeaux », « Monarques », « la Vespasienne »), il nous attire dans « le lieu des morts », « Mictlan » (6) en nahuatl, au cours d’un road-trip hallucinant. Deux hommes sont coincés dans la cabine d’un camion frigorifique qui transporte 157 cadavres à travers le désert mexicain, avec interdiction absolue de s’arrêter. L’expédition est ordonnée par le Gouverneur parce que toutes les morgues et lieux pour entreposer des corps sont pleins en raison de la criminalité d’un pays où il vaut mieux tuer avant d’être tué. Gros et Vieux, les deux chauffeurs, en savent quelque chose. Inspiré d’un fait réel et écrit dans un style oppressant, ce roman hors normes met la mort et la vie sur le même plan.

* C’est avec un pavé de 600 pages, « Sandremonde » (7), que Jean-Luc Deparis fait son entrée dans le champ de la fantasy française. Il nous ouvre les portes d'un monde sous l’emprise de la déesse céleste Isidis, un univers médiéval parfaitement stable, régi par l’Église, qui attribue un rôle à chacun. Jusqu’à ce que surgisse une enfant à la peau sombre et aux cheveux de neige, une descendante des Saudahyds, des démons exterminés mille ans auparavant par les Anges d’Isidis. Elle ne sait pas encore qu’elle est l’enfant-destin, chargée de ramener son peuple du monde des morts, ni que le chemin sera long et douloureux. En Sandremonde, les dieux ont encore leur mot à dire.

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Grasset, 493 p., 24 €

(2) Flammarion, 510 p., 21,90 €

(3) Julliard, 535 p., 20 €

(4) Albin Michel, 330 p., 19,90 €

(5) Gallimard, 155 p., 17 €

(6) Actes Sud, 371 p., 22,80 €

(7) Actes Sud, 592 p., 24 €

Martine Freneuil

Source : Le Quotidien du médecin