Botox, acide hyaluronique, laser… La demande en médecine esthétique explose jusqu’à devenir une véritable question de société. Y voyant l’opportunité d’augmenter leurs revenus, de plus en plus de médecins de toutes spécialités, habilités à cette pratique ou peu formés, proposent une offre au détriment de leur cœur de métier. À quel prix pour l'accès aux soins ?
Espoir de rester jeune, obsession d’une peau lisse et sans poils, désir de lèvres repulpées ou standards imposés par les réseaux sociaux… La demande en médecine esthétique connaît un essor fulgurant. En France, deux millions de patients ont déjà consulté un médecin pour des soins esthétiques, dont 1,2 million pour des injections d’acide hyaluronique ou de botox, rapporte dans son bulletin de novembre-décembre 2024 l’Ordre des médecins, qui suit de très près la montée en puissance du phénomène.
Qui dit demande dit offre. En France, quatre spécialités peuvent avoir une activité de médecine esthétique du fait de leur formation : les dermatologues, les chirurgiens plasticiens, de même que les ORL et les chirurgiens maxillo-faciaux dans leurs territoires anatomiques respectifs.
La médecine esthétique n'étant pas une spécialité, tout praticien inscrit à l'Ordre peut potentiellement la pratiquer
Me Maud Geneste, avocate spécialisée dans la défense des professionnels de santé
Mais emportée par sa popularité, la médecine esthétique attire désormais bien au-delà des praticiens formés, sans qu’on puisse chiffrer avec certitude le nombre d’aficionados (lire encadré) : généralistes, gynécologues, ophtalmologues, anatomopathologistes, psychiatres et même des médecins nucléaires auraient succombé à l’appel du bistouri, a constaté l’Ordre. Or les actes médicaux esthétiques n’étant pas cotés car non remboursés par l’Assurance-maladie, ils échappent aux statistiques. « Certains médecins font une injection une à deux fois par mois, de façon sporadique – ce qui pose d’ailleurs question sur la qualité des actes réalisés – il est donc difficile d’avoir des données fiables », confirme la Dr Catherine Bergeret-Galley, présidente du Syndicat national de chirurgie plastique reconstructrice et esthétique (SNCPRE).
Flou juridique
Faute de formation structurée (un seul DIU existe depuis le début de l’année, lire p. 12), les médecins qui se lancent dans l’esthétique s’appuient souvent sur des sessions, plus ou moins sérieuses, proposées par des organismes privés ou par l’industrie. Spécialiste du botox, le laboratoire Allergan Aesthetics (Abbvie) affirme ainsi avoir formé plus de 800 praticiens français rien qu’en 2024.
Dans les faits, tous ces praticiens ne sont pas vraiment dans l’illégalité. « La médecine esthétique n'étant pas une spécialité, tout praticien inscrit à l'Ordre peut potentiellement la pratiquer (…) sans violer l’article 9 de l’arrêté du 30 juin 2004 », relatif à la qualification des médecins, rappelle Me Maud Geneste, avocate spécialisée dans la défense des professionnels de santé.
Mais un flou juridique demeure. En conscience, l’Ordre a décidé d’arrêter de donner son droit au titre de médecin esthétique en raison des fortes disparités de formations. Depuis 2013, il a même cessé de reconnaître le DIU de médecine morphologique et anti-âge, pourtant jusque-là seul cursus encadré. Résultat : la pratique reste peu régulée, et les complications, parfois sérieuses, se multiplient. En 2024, 128 signalements de patients ont été déclarés à l’instance pour des actes réalisés par des médecins insuffisamment formés. Cela représente un signalement tous les trois jours.
Réalité ou faux procès ?
La ruée vers le botox et l’acide hyaluronique soulève d’autres inquiétudes, et non des moindres. En mettant de côté leur cœur de métier, certains médecins contribueraient à aggraver la pénurie de soignants dans des territoires déjà sous-dotés ou des spécialités en difficulté. Ancien ministre de la Santé et neurologue de formation, le Dr Olivier Véran, qui a un temps envisagé cette reconversion, a été cloué au pilori au motif qu’il contribuait à la dégradation de l’accès aux soins de sa spécialité.
Réalité ou faux procès ? Là encore, le nombre de consultations médicales « perdues » ou « détournées » reste difficile à quantifier. Une chose est sûre : le délai d’attente pour une consultation de médecine générale ou de spécialité est suffisamment inquiétant pour que le moindre caillou supplémentaire dans la chaussure de l’accès aux soins soulève d’acerbes critiques à l’encontre de la profession.
Les dermatologues concentrent tout particulièrement ce phénomène de crispation. Selon les données ordinales, ils sont 3,26 pour 100 000 habitants en métropole. Certains départements comme l’Ariège ou la Nièvre n’en comptent même plus un seul en exercice régulier. Le temps des dermatos, déjà rares, est donc compté. « Dans ce contexte, il faut rester vigilant sur le temps qui n’est pas dédié aux soins », alerte le Dr Thierry Houselstein, directeur médical de la MACSF. L’assureur, qui couvre près de 2000 médecins (en majorité dermatologues) qui pratiquent les actes à visée esthétique, confirme que la demande de couverture a grimpé depuis trois ans. Le député socialiste Guillaume Garot – que les médecins n’apprécient guère pour ces envies de régulation à l’installation- le rappelle également : les professionnels ont été « formés par la Nation pour répondre à des besoins de santé ». Ce à quoi la profession réplique, citant une enquête du Syndicat national des dermatologues-vénéréologues : 64 % des spécialistes ayant une activité esthétique y consacrent moins de 10 % de leur temps, et près d’un quart entre 10 et 30 %. Pas de quoi crier au scandale.
La tension est un peu moins vive du côté des défenseurs de la médecine générale. Les Drs Agnès Giannotti (MG France) et Luc Duquesnel (Généralistes-CSMF) ne constatent pas sur le terrain une fuite de leurs ouailles vers l’esthétique. Généraliste et conseiller régional d’Île-de-France, le Dr Ludovic Toro voit plutôt dans cette approche un prisme déformant des défaillances de la démographie médicale : « Il n’y a aucun danger pour l’accès aux soins lié à la médecine esthétique. Si les gouvernements avaient agi et qu’on avait assez de généralistes et de dermatos, on ne se poserait même pas la question ! » En ruralité, même constat : « Ce n’est pas un sujet, tranche Gilles Noël, vice-président en charge de la santé de l’Association des maires ruraux de France. Le problème, c’est la pénurie de médecins ».
Ne pas porter le chapeau
Ce constat, le Dr François Turmel, président du Syndicat national des médecins esthétiques (SNME) et généraliste reconverti dans l’esthétique à 100 % depuis trente ans, le partage. Agacé du tour que prend parfois le débat public, le médecin refuse de porter le chapeau. « Les déserts médicaux sont un problème complexe et multifactoriel, insiste-t-il. Les jeunes médecins travaillent moins que leurs aînés, et les autorités ont commis des erreurs en réduisant le numerus clausus dans les années 1980. Résultat : il y a aujourd’hui moins de médecins. Certes, c’est vrai, de plus en plus de jeunes généralistes rejoignent notre syndicat. À 30 euros la consultation, ils ne veulent plus s’installer. Mais ce n’est pas une raison pour s’en prendre à eux. D’autant que cela fait des années que nous réclamons davantage de régulation, sans réponse sérieuse de la part des pouvoirs publics. »
Ministre de la Santé depuis quatre mois, Yannick Neuder s’est pourtant intéressé au sujet lorsqu’il était député de l’Isère. En 2024, le titre de sa proposition de loi pour « limiter la fuite des médecins vers la médecine esthétique » ne laissait planer aucun doute sur ses intentions. Devenu locataire de l’avenue de Ségur, le cardiologue a confirmé dans l’émission Envoyé spécial sa position : « La médecine esthétique ne pose pas de problème, si elle ne vient pas en concurrence ou, au détriment, de la médecine classique ». Des propositions seront formulées à la profession pour l’encadrer et la réguler, a aussi promis le ministre. Quand ? Comme le nombre de férus de médecine esthétique : nul ne le sait.
Près de 10 000 médecins pros ou amateurs
Selon l’Ordre, 9 000 médecins pratiquent des actes esthétiques, dont 1 000 chirurgiens plasticiens, 3 700 dermatologues et plus de 5 000 généralistes – sans que ces derniers aient forcément la formation appropriée. Mais une enquête commune de l’Ordre et du Collège de la médecine générale fait grimper ce chiffre à plus de 8 000 généralistes ayant déclaré une activité d’esthétique en 2024. Le Syndicat national des médecins esthétiques (SNME, composé à 99 % de généralistes) et la Société française de dermatologie (SFD) estiment à moins de 1 000 le nombre de praticiens pratiquant exclusivement des actes esthétiques