Elle est au cœur de l'affaire Vincent Lambert. La notion d'obstination déraisonnable, clé de voûte de la loi Claeys-Leonetti, est centrale dans les décisions médicales en fin de vie. Mais la jurisprudence rend son application difficile : les médecins peuvent être confrontés au refus par les familles du diagnostic des équipes soignantes et à une opposition à l'arrêt des traitements d'un patient.
Cette nouvelle donne tend à faire évoluer les pratiques. « La loi n'est pas coercitive, mais elle impose un travail d'ordre éthique », remarquait la philosophe Marta Spronzi, lors d'un colloque sur la question, début avril, à l'hôpital européen Georges Pompidou à Paris, organisé par la commission d'orientation de la démarche éthique de l'AP-HP. « La loi définit l'obstination déraisonnable mais ne dit pas qui en est juge : cela peut être le médecin, mais aussi le patient ou ses proches. La notion est difficile à apprécier et on ne sait pas qui doit l'apprécier », observe Denis Berthiau, juriste à l'Université Paris Descartes.
La loi propose pourtant un cadre : les directives anticipées précisent ce que le patient estime être une obstination déraisonnable. Dans ce contexte, chacun, patient ou médecin, est titulaire d'un droit d'information ou d'une obligation d'information. Mais les textes restent flous sur les modalités d'application de ces principes.
Ainsi, « c'est l'esprit de la loi qui doit primer, juge Denis Berthiau. La loi organise un échange sans coercition. Et c'est de cet échange que va naître sa bonne application. L'affaire Lambert est un contre-exemple : à un moment donné, l'échange a été rompu ». L'enjeu est donc de se mettre d'accord sur ce qu'est l'obstination déraisonnable, alors que chacun est porteur de sa propre vision. « La clé, résume le juriste, est de parler de l'objectif et de la finalité, et non du traitement ».
La loi exerce là un pouvoir transformant, à l'image de l'impact qu'ont pu avoir la loi de 2002 sur l'information des patients ou le Plan cancer sur l'annonce du diagnostic. Nous assistons, selon le Dr François Goldwasser, chef du service de cancérologie de l'hôpital Cochin, à Paris, au « passage d'une médecine du consentement éclairé à une médecine du respect de la volonté », au « passage d'une médecine qui se préoccupe de la souffrance et de la dignité spécifiquement en fin de vie à une médecine qui s'en préoccupe tout le temps, dès le diagnostic d'incurabilité ».
Si l'arrêt des soins est toujours une décision médicale, des éléments non médicaux entrent en jeu dans le processus de prise de décision : la volonté du patient, l'analyse collégiale du dossier médical et la prise en compte de l'état et du pronostic du patient. « Le droit est ciselé, à mi-chemin entre rigueur scientifique et droit des patients à avoir prise sur un traitement », constate Charline Nicolas, directrice des affaires juridiques de l'AP-HP.
Dans la pratique, les choses se compliquent. Le point commun aux différentes formes d'obstination déraisonnable reste l'écart entre les positions des équipes soignantes et le sens perçu ou la réalité vécue par le patient. « La cohérence entre l'action de soins et le bénéfice pour le patient est un élément tout aussi fondamental dans la définition d'une obstination déraisonnable que la volonté de la personne et la collégialité, assure le Dr François Goldwasser. Mettre en œuvre une chimiothérapie pour ne pas désespérer le patient alors que le traitement sera inutile et pénible apparaît, dans ce contexte, à la limite de l'éthique. Même chose lors de la poursuite d'un traitement parce que le patient est jeune ».
Cet écart entre position médicale et vécu du patient et/ou de ses proches s'illustre également quand un malade devient un « patient remarquable ». Ce terme euphémisant désigne un patient qu'il ne faut pas réanimer. Il s'adresse aux équipes du SAMU ou de réanimation. Quand une personne est atteinte d'une « maladie grave évoluée et évolutive », l'équipe médicale peut estimer que la prise en charge curative sera inappropriée lors de la survenue d'un épisode d'aggravation. « Ce discours peut apparaître décalé pour un patient et ses proches qui vivent au quotidien avec la maladie et ne comprennent pas certaines décisions », constate la sociologue Sandrine Bretonnière.
Les patients et leurs proches n'étant pas associés à la prise de décision, le statut de « patient remarquable » est extrêmement mal perçu. « Si la position peut paraître rassurante pour les soignants car la décision est déjà prise, il y a clairement un écart entre la décision médicale et ce qui fait sens pour le patient quand son état est stabilisé », commente le Dr Michèle Lévy-Soussan, de l'équipe mobile de soins palliatifs de l'hôpital de La Pitié-Salpêtrière.
Ce type de situation pose « la question des procédures collégiales anticipées sur la fin de vie », analyse le Dr Véronique Fournier du Centre d'éthique clinique de l'AP-HP et par ailleurs présidente du Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie. Pour un patient qui retourne chez lui, « combien de temps sont valables les directives anticipées alors que le patient a retrouvé un quotidien auprès de ses proches ? Interroge-t-elle. Le point de vue des patients et la place des familles sont de plus en plus importants, mais restent difficiles à intégrer pour les équipes ».
Pour sortir du dilemme induit par l'appréciation médicale de l'obstination déraisonnable, la sociologue Sandrine Bretonnière conseille de « se concentrer sur les objectifs de soins et le projet de vie : la discussion doit s'engager sur les objectifs tout autant que sur les obligations éthiques des médecins ». Une appréciation partagée de l'obstination déraisonnable apparaît dans le dialogue et l'échange d'informations sur l'état et le pronostic du patient et sur sa volonté.
« Le rôle de l'information est de redresser l'asymétrie du pouvoir, tranche Marta Spronzi. Elle doit aussi créer un terrain commun de connaissances partagées. Ce socle commun permet de bâtir une relation de confiance qui, seule, permet la coopération et, in fine, la participation à la décision ».
Selon la philosophe, le contenu de l'information transmise doit relever de la pertinence (dire ce qui va faire une différence pour le patient) plutôt que de la transparence (tout dire pour que le patient contrôle l'action médicale). Une information pertinente doit ainsi être distillée dans le temps, mais aussi « sélective », « adaptée au contexte décisionnel » du patient et « sensible aux données implicites ».
L'exercice est complexe, d'autant que les médecins y sont peu ou pas formés. « Le risque, c'est une fuite vers les actes, considère le Dr François Goldwasser. Mais, la difficulté vient de l'écart entre le patient idéal, qui accepte les décisions médicales, et le patient réel, qui ne baisse pas les bras ». Dans la pratique, « le cancérologue consacre beaucoup de temps à décrire l'opérationnel sans vraiment expliquer l'objectif, qui peut être de guérir, de pallier ou de vivre avec », poursuit-il. La ligne de crête se situe ainsi dans l'évocation du pronostic et dans un dialogue visant à faire émerger avec le patient ses préférences et ses limites. Mais ce travail « implique de libérer du temps pour les soignants », relève le Dr François Goldwasser.
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