Accusé d'avoir agressé sexuellement 299 jeunes patients, Joël Le Scouarnec, chirurgien français, n'a jamais été inquiété durant sa longue carrière. Un « échec collectif », car beaucoup connaissaient, ou soupçonnaient, sa pédocriminalité, notamment à Quimperlé, a appris l'AFP en consultant des documents confidentiels.
L'homme de 74 ans va être jugé devant la cour criminelle de Vannes (Morbihan) à partir du 24 février. En 2004, un signalement du FBI sur 2 468 internautes français s'étant connectés à des sites pédopornographiques déclenche une enquête judiciaire. Parmi eux, Joël Le Scouarnec, en poste à Lorient depuis 10 ans.
À l'automne 2004, le chirurgien obtient son transfert à Quimperlé. « À cette époque, l'hôpital de Quimperlé, comme partout ailleurs en France, peine à recruter et la maternité, auquel le service de chirurgie est étroitement lié, est menacée de fermeture », se remémore Michaël Quernez, actuel maire de la ville. « L'arrivée du nouveau chirurgien a pu être vécue comme un soulagement. »
À Vannes, l'enquête suit son cours et en 2005, Le Scouarnec est condamné à quatre mois de prison avec sursis pour détention d'images pédopornographiques. Une peine qui n'est assortie d'aucune obligation de soins ni d'interdiction d'exercer. Il n'en avertit pas sa direction. Mais à Quimperlé, un de ses confrères, le psychiatre Thierry Bonvalot, apprend par un collègue cette condamnation. Ce dernier « banalise les actes de Le Scouarnec, il dit “c'est un alcoolo qui se sentait seul, sa femme ne voulait plus de lui” et ne me fournit pas la preuve de la condamnation », raconte Dr Bonvalot à l'AFP. « Sauf que très vite, d'autres éléments m'interpellent. »
D'abord, Le Scouarnec défend ardemment un radiologue de son service, Mohamed Fréhat, soupçonné de viols sur ses patientes – qui sera condamné à 18 ans de réclusion pour viols et agressions sexuelles sur 32 femmes, dont huit mineures. Puis, après avoir opéré pendant cinq heures un petit garçon, Le Scouarnec ignore les parents inquiets. Alors président de la CME, le Dr Bonvalot demande des explications au chirurgien : « Il résume l'opération avec tant de métaphores sexuelles que j'en reste effaré. Il avoue avoir été condamné pour pédopornographie […]. Je réalise qu'il est dangereux et je lui demande de démissionner. Il refuse. »
À la Ddass de « gérer cette affaire »
Le Dr Bonvalot signale le chirurgien le 14 juin 2006 auprès du directeur de l'hôpital, dans une lettre consultée par l'AFP. Il adresse une copie de son courrier le 19 juillet à l’Ordre départemental des médecins (CDOM). Il en parle aussi au maire de l'époque, Daniel Le Bras, également anesthésiste et collègue du Dr Le Scouarnec. « Le Bras m'a dit “Je m'en occupe personnellement” », affirme le Dr Bonvalot. Contacté, le Dr Le Bras a refusé de répondre aux sollicitations de l'AFP.
Malgré les signalements du Dr Bonvalot, Le Scouarnec est titularisé le 1er août 2006 comme chef du service chirurgie. Pour le titulariser, la direction de l'hôpital demande, comme toujours, un extrait de son casier judiciaire, qui ressort vierge. Averti par le Dr Bonvalot, l’Ordre départemental fait le même constat et contacte le tribunal concerné pour obtenir la copie de la condamnation. Le CDOM n'obtient une réponse que le 9 novembre, après de multiples relances. L’Ordre informe alors la Ddass locale, qui reçoit le 23 novembre un courrier du directeur de l'hôpital de Quimperlé prenant la défense de Le Scouarnec. Le chirurgien est « sérieux et compétent (...) il est affable et entretient d'excellentes relations tant avec les patients et leurs familles qu'avec le personnel », écrit-il, soulignant que son arrivée « a permis de stabiliser notre activité chirurgicale de manière satisfaisante ». Le 14 décembre, le CDOM organise une session plénière. Sur 19 médecins, 18 écartent une sanction du Dr Le Scouarnec, et décident « de laisser la Ddass gérer cette affaire ».
Renvoi de balle
En parallèle, Yvon Guillerm, directeur de l’ARH (agence régionale de l’hospitalisation) Bretagne, a lancé une enquête sur l'hôpital en raison d'une affaire ayant « fait l'objet d'un signalement au parquet », selon une lettre du 13 mars 2007 lue par l'AFP. Une patiente opérée par Le Scouarnec a succombé lors d'une opération, révélera Yvon Guillerm, d'après un document judiciaire de 2024. Ce décès, et la condamnation du praticien pour détention d'images pédopornographiques, « sont, naturellement, préoccupantes », insiste-t-il.
Le lendemain, Yvon Guillerm envoie un rapport non signé à Bernard Chenevière, alors responsable au Centre national de gestion (CNG) des praticiens hospitaliers. « Les faits sont en contradiction avec les conditions de moralité nécessaires » à exercer les fonctions de chirurgien, souligne le rapport, repoussant néanmoins la « procédure disciplinaire » contre Le Scouarnec. « Le ministre (de la Santé) se devant de réagir, l'option de la plainte devant l'Ordre paraît plus adéquate », conclut le rapport. Douze jours après, le gouvernement est l'objet d'un remaniement. Aucune plainte ne sera jamais déposée devant le Conseil national de l'Ordre des médecins.
Plaintes des associations « La Voix de l'Enfant » et « Face à l’inceste »
En juin 2007, l'enquête de l'ARH (agence régionale de l’hospitalisation) aboutit à la fermeture des services chirurgicaux et obstétriques de Quimperlé. Le Scouarnec prend un poste à Pontivy, également dans la région Bretagne, où le directeur de la clinique apprend sa condamnation. Décision est prise de raccourcir son contrat à une semaine. Puis, en juin 2008, Le Scouarnec rejoint l'hôpital de Jonzac (Charente-Maritime), où il informe la directrice d'une procédure judiciaire le concernant. Elle en fait fi. Le Scouarnec y travaillera jusqu'en 2017.
« Combien de personnes savaient qu'il était pédophile et l'ont laissé exercer au contact de mineurs ? », s'insurge une victime, sous anonymat. « Ils savaient et n'ont rien fait. Je veux qu'ils soient jugés. » L'association « La Voix de l'Enfant » a déposé une plainte en ce sens, pour « mise en danger d'autrui », a indiqué à l'AFP son avocat Frédéric Benoist, dénonçant « un échec collectif ».
L'association « Face à l'inceste » a également déposé plainte, soulignant « l'inaction » des autorités. Une « enquête préliminaire » est « en cours, contre X, du chef de non-empêchement de crime ou délit contre l'intégrité des personnes », a indiqué le parquet de Lorient. Quelque 30 enfants ont été violés ou agressés sexuellement à Quimperlé par le chirurgien, dont quatre en mai 2007, selon l'enquête.
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