LE QUOTIDIEN : Vous arrivez à la tête de l’Ordre dans un contexte qui se durcit pour la profession : la recherche d’économies rapides par le gouvernement, des mesures plus directives sur l’accès aux soins. Dans quel état d’esprit trouvez-vous vos confrères ?
Pr STÉPHANE OUSTRIC : Mon projet, c’est le médecin au centre du village. C’est simple à comprendre mais c’est fondamental. Or, ce qu’on fait vivre aujourd’hui aux médecins est inconcevable et je pèse mes mots. Les confrères libéraux sont inquiets, déstabilisés, en perte de repères. Nos collègues hospitaliers sont malmenés dans un fatras de commissions et de réunionites alors qu’on devrait valoriser leur expertise. Toutes nos filières hospitalo-universitaires sont mises à mal.
Je pose la question avec gravité : c’est quoi un médecin ? Une exigence, plus de dix ou douze années d’études, des compétences au service des autres, savoir prendre en compte la souffrance humaine, les précarités, tout en s’obligeant à être à un très haut niveau scientifique, avec une perception de l’innovation, une ouverture vers la recherche et le management d’équipe ! On demande tout aux médecins, on les applaudit un jour mais ils sont décriés le lendemain.
Est-ce que la société peut se passer de ses médecins ? Chacun doit s’arrêter sur cette question. Je n’ai jamais eu autant de consœurs et confrères, de tous exercices, qui sont au bout du bout de ce qu’ils peuvent faire. On a conçu un système pour 50 millions d’habitants, on arrive à près de 70 millions avec une explosion de malades chroniques. Je suis un élu de terrain, généraliste à Toulouse, je vis cela au quotidien et je mesure la charge qui pèse sur la profession.
Le 1er juillet, des médecins libéraux ont défilé dans la rue sous le slogan « soignants trahis ». Comprenez-vous leur colère face au gel des revalorisations d’honoraires, qui étaient prévues pour juillet ? Est-ce un coup de canif dans le contrat ?
Oui. Quand on a un contrat moral avec un praticien en exercice, quel qu’il soit, on ne peut pas changer les règles du jeu brutalement. Certes, les médecins ne sont pas au-dessus des problématiques économiques mais ils sont à la tâche, ils ne travaillent pas 35 heures, ils assument la permanence des soins, acceptent des contraintes multiples. Changer le pacte au dernier moment est un manque de respect. Les médecins sont trop souvent pris pour des techniciens dont on peut détricoter l’activité, les spécialités ou les tarifs.
Sur l’accès aux soins, deux propositions de loi sont dans les tuyaux : celle du député Garot, qui propose de réguler l’installation ; et celle du sénateur Mouiller qui a repris la mesure de « solidarité territoriale obligatoire » dans les zones les plus fragiles, jusqu’à deux jours par mois. Quelle est votre position sur ces deux textes ?
Je suis résolument contre la coercition. D’abord parce que cela ne sert à rien, ensuite, parce que la démographie va évoluer vite. Aujourd’hui, on se retrouve avec une cascade de mesures, sans analyse fine des besoins… Des politiques ont décidé de fixer deux jours par mois de solidarité médicale. Mais sur quels fondements ? Pour prendre en charge quelles pathologies ? On ne peut pas dire qu’il y ait eu une réelle concertation.
On cible les généralistes, qui font un boulot de fou avec 250 millions de consultations par an. Il faut revenir sur terre. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de difficultés d’accès aux soins mais on se trompe de solutions avec ces mesures qui tombent d’en haut. Et si les médecins ne répondent pas, on leur dit qu’on fera appel à d’autres…
Justement, quelle position allez-vous défendre sur les délégations de tâches ou l’accès direct à des non-médecins ? Votre prédécesseur avait connu des tensions sur le partage d’actes…
Ma position sera simple : le médecin est le seul responsable de la coordination du soin, c’est la garantie de la qualité et de la sécurité dans la durée, y compris dans l’évolution des complications d’une pathologie. La décision médicale engage notre responsabilité médicale, civile, pénale et médico-légale pendant 30 ans. C’est pourquoi j’engagerai la responsabilité des professions qui n’ont pas les compétences requises et qui risquent de conduire à une perte de chance des patients dans leur parcours.
“Je ne serai pas le président de l’Ordre qui vend la médecine à la découpe
Moi, je ne veux pas hypothéquer l’avenir des jeunes médecins. Si le parcours de soins avec d’autres professions est organisé, protocolisé et coordonné avec un retour tracé d’informations, je fais confiance. Mais par exemple autoriser un accès direct aux infirmières sur des missions ne relevant pas de leurs compétences, c’est prendre un risque. Je ne serai pas le président de l’Ordre qui vend la médecine à la découpe.
Concernant la formation initiale, êtes-vous d’accord avec la fin du numerus apertus décidé par Yannick Neuder ? N’est-on pas en train d’ouvrir trop les vannes des études médicales ?
Quel message politique a voulu donner le ministre ? Qu’il faut davantage de médecins, c’est aussi une forme d’effet d’annonce. Moi je veux qu’on puisse garantir de bonnes capacités de formation au premier et au deuxième cycle, et que le choix de spécialité corresponde aux besoins de demain. On a des enjeux majeurs autour de la santé environnementale, des perturbateurs endocriniens, la chaleur, l’eau, les maladies vectorielles, les épidémies, les cancers chez les adultes jeunes…
Je fais confiance à la conférence des doyens pour dire précisément le nombre d’étudiants qu’on pourra admettre. Mais il faudra beaucoup mieux évaluer les besoins réels et non pas ressentis, c’est un travail scientifique de structuration des données auquel l’Ordre prendra sa part.
La réforme de la quatrième année d’internat de médecine générale doit entrer en vigueur l’an prochain avec l’arrivée de 3 700 docteurs juniors. Les conditions du succès sont-elles réunies ?
J’ai ici un lien d’intérêt puisque je porte cette mission « 4A » depuis 2015. La quatrième année était nécessaire pour hisser la médecine générale à un très haut niveau de formation, avec cette dernière phase clé de docteur junior, en immersion dans les territoires, avec un outil de travail qui devra être protecteur. Cette réforme devrait déjà être en place depuis 2020, on a perdu 18 000 praticiens…
Faut-il intégrer davantage de praticiens à diplôme hors Union européenne (Padhue) dans le système de soins français ? Que répondez-vous à ceux qui affirment que l’Ordre traîne parfois les pieds pour les inscrire ?
Mais on en a autorisé près de 4 000 l’an dernier ! Ce sont des consœurs et confrères qui ont toute leur place dans notre système. La réalité, c’est que nous devons vérifier et valider leur niveau de compétence, de pratique et d’expertise clinique. Avec la PPL Mouiller, nous sommes d’accord pour accélérer la procédure de délivrance de l’autorisation d’exercice. Mais il faut aussi qu’un Padhue d’une spécialité, qui a passé les EVC et qui est dans son parcours de consolidation des compétences, connaisse les règles du jeu et sache exactement ce qu’il doit faire en matière de stages.
“Parmi les médecins en activité inscrits au tableau, il y a 8 % d’anciens Padhue et 14 % de médecins ayant fait leurs études à l’étranger. Nous n’avons pas de leçons à recevoir
Je rappelle enfin que nos commissions d’autorisation coûtent 700 000 euros par an, portées par les médecins français, pour accueillir leurs confrères. Qu’on ne dise pas que l’Ordre ne fait pas son boulot. Je veux au passage tordre le cou à l’idée que l’Ordre ne serait pas force d’intégration. Parmi les médecins en activité inscrits au tableau, il y a 8 % d’anciens Padhue et 14 % de médecins ayant fait leurs études à l’étranger. Nous n’avons pas de leçons à recevoir.
La certification périodique n’est toujours pas opérationnelle. L’Ordre est-il prêt à jouer son rôle et lequel ?
Je veux être clair : les médecins, qui ont un diplôme très exigeant, ne pourront échapper à ce modèle de certification périodique. Quand j’entends que certaines professions refusent la certification, ce n’est pas admissible ! Continuons à niveler par le bas… Nous serons au rendez-vous quand les textes nécessaires sortiront. Quant au rôle de l’Ordre, je ne veux pas m’enfermer dans la vision minimaliste des sanctions. Un médecin qui n’est pas dans la bonne dynamique de certification connaît le plus souvent des ruptures dont il faut comprendre les causes : il peut être malade, être en souffrance après une longue carrière.
“Je ne veux plus laisser un médecin au bord de la route
C’est pourquoi je veux mettre de l’entraide ordinale à tous les niveaux, y compris dans l’évolution de nos formations restreintes, en cas d’état pathologique d’un confrère ou même d’insuffisance professionnelle. Je ne veux plus laisser un médecin au bord de la route.
Vous avez été délégué général au numérique. Demandez-vous à vos confrères de se former à l’IA, de s’approprier ces outils ?
Oui, et l’Ordre est mobilisé en ce sens. Nous voulons aller vers les médecins pour leur fournir des lexiques pédagogiques, faciliter leur compréhension des règlements sur l’intelligence artificielle. Et nous attendons toujours l’arbitrage du ministère sur la modification d’un article du code de déontologie et de jurisprudence pour intégrer certains outils d’IA dans notre exercice comme l’aide au diagnostic.
“Le médecin 2040 sera à la fois empathique, clinicien et augmenté avec ces nouveaux outils et algorithmes
L’IA bien utilisée doit permettre d’évoluer vers un médecin « augmenté ». Dans mes propres consultations, je retrouve du sens dans mon apprentissage à la sémiologie. Demain, des innovations arriveront comme l’ECG avec l’IA, la spirométrie avec l’IA, mais aussi en chirurgie, en imagerie… La lecture des lames des anapaths aura des éléments prédictifs, des indications préférentielles. Bien sûr, il faudra des garde-fous de sécurité, de traçabilité, d’hébergement des données en France. Mais le médecin 2040 sera à la fois empathique, clinicien et augmenté avec ces nouveaux outils et algorithmes.
Comme votre prédécesseur, vous affichez une volonté de « tolérance zéro » vis-à-vis de toutes les violences, celles contre les médecins mais aussi celles commises par les médecins. Comment cela peut-il se traduire ?
L’Ordre a bougé sur les violences. Il y a d’abord le rôle de repérage et d’alerte des médecins. En 2009, en tant que président de l’Ordre régional Midi-Pyrénées, j’avais construit, avec les associations de femmes victimes, un document sur les violences conjugales envoyé à chaque médecin, expliquant que leur intervention peut tout changer. Y figurait le repérage des signaux d’alerte, le protocole d’intervention, le certificat médical et tous les numéros ressources et partenaires d’urgence à joindre. Sur les violences intrafamiliales ou contre les personnes en situation d’incapacités (mineures et majeures), c’est la société tout entière qui n’a pas été au rendez-vous. Je souhaite sous mon mandat que les victimes de toute forme de violence puissent venir dialoguer avec la nouvelle section « éthique et déontologie » de l’Ordre national. Ce sera un lieu d’accueil, d’écoute et de respect.
Ensuite, c’est vrai, il y a aussi les violences commises par certains médecins et sur ce point, il n’y aura plus aucune complaisance ou inertie ordinale.
Dans la terrible affaire Le Scouarnec, l’Ordre a présenté ses « regrets » pour n’avoir entamé aucune procédure disciplinaire contre le chirurgien pédocriminel, malgré sa condamnation pour détention d’images pédopornographiques. Comment garantir que ce type d’affaires ne se reproduise plus jamais ?
L’Ordre a exprimé ses profonds regrets et c’est légitime, j’ai une pensée pour toutes les victimes. Là aussi, nous serons au rendez-vous. Au niveau national, un nouveau poste vient d’être créé au sein du Cnom, avec une procureure de la République qui sera conseillère auprès du président. Chacun doit être mobilisé.
“Il n’y aura plus aucune complaisance ou inertie ordinale
À la tête de l’Ordre départemental de la Haute-Garonne, j’ai utilisé 52 fois l’article 40 du Code de procédure pénale qui permet de signaler au procureur de la République des infractions pénales. L’Ordre, ce n’est pas que de la discipline, nous serons proactifs sur le plan pénal.
Comment comptez-vous renforcer concrètement la proximité entre l’institution et les médecins de terrain ?
Nous allons donner plus de moyens d’action aux conseils départementaux. Un exemple, la création d’une cellule « Radard », qui donnera une réponse adaptée à une demande administrative réglementaire ou déontologique dans les trois semaines ! En cas de besoin, le départemental envoie sa demande au national et c’est cette cellule spécifique qui fournira une réponse rapide, et non plus dans les six mois. Nous allons améliorer la formation des conseillers départementaux, créer des cellules d’intervention sur place pour régler des problèmes administratifs ou juridiques.
Pour faire tout ça, allez-vous augmenter la cotisation ?
Un audit est lancé. L’Ordre ne vit que grâce aux cotisations des médecins. Par définition, cette contribution a vocation à augmenter chaque année, légitimement. Nous aurons le souci du respect de la cotisation et de la rigueur de son utilisation. Je rappelle que nous sommes plus de 400 collaborateurs dans les conseils départementaux, régionaux et nationaux au service des médecins. Nous voulons des juristes de très haut niveau que nous payons à leur juste coût.
Au-delà, nous irons vers tous les médecins pour leur expliquer que nous sommes à leur service. Nous mettrons à leur disposition une application où ils trouveront tous les contrats pour les remplacements par exemple et les informations nécessaires à leur exercice. C’est cette proximité que réclament à juste titre les médecins.
En matière de procédure disciplinaire, y a-t-il encore des affaires instruites contre des médecins « NoFakemed » ayant critiqué les médecines alternatives comme l’homéopathie ?
Oui, il y en a toujours quelques-unes. Mais en matière disciplinaire, je rappelle que l’Ordre n’a pas la capacité d’arrêter un dépôt de plainte. Nous n’instruisons pas et nous ne jugeons pas ! La chambre disciplinaire de première instance est présidée par un magistrat indépendant, puis un appel est possible jusqu’à la cassation.
Des leaders syndicaux comme les Drs Jérôme Marty ou Jean-Paul Hamon ont écopé de blâmes pour avoir critiqué certaines personnalités comme Francis Lalanne ou Jean-Marie Bigard… L’Ordre est-il suffisamment à l’écoute ?
J’insiste : l’Ordre ne peut pas intervenir dans les procédures. Nous n’avons aucun pouvoir de bloquer l’instruction ou les plaintes, quand bien même nous le voudrions ! Certains confrères, c’est vrai, ne le comprennent pas. Dans certains cas, l’Ordre peut se porter partie civile s’il estime qu’il y a eu des manquements déontologiques.
L’Assemblée a adopté en première lecture deux propositions de loi sur la fin de vie, dont l’une autorise, pour les malades incurables et sous conditions, le recours à une substance létale. Le compromis trouvé vous semble-t-il acceptable ?
Rien ne me paraît acceptable car aujourd’hui nous n’avons pas fini de discuter. Nous sommes devant une réforme sociétale et les médecins ne sont pas en dehors de la société. C’est pourquoi nous organiserons le 5 novembre une journée complète d’échanges contradictoires avec tous les experts pour avancer dans notre réflexion.
Dans la loi, la collégialité devra être mieux garantie, avec de nombreux intervenants, pour éviter une problématique de risque médico-légal. Il faudra examiner attentivement la clause de conscience. Regardons bien aussi le risque de discrimination au moment de l’accompagnement et du choix de l’aide à mourir. Le débat sur la fin de vie ne peut être mené sereinement tant que subsistent des inégalités majeures dans l’accès aux soins palliatifs. Avant toute décision, il est essentiel de garantir à chacun une prise en charge digne, quel que soit son parcours ou sa situation sociale.
L’Ordre n’est pas campé sur une posture mais nous posons les questions de respect de la vie humaine que l’on doit à tous les citoyens et à tous les médecins. À l’arrivée, je souhaite que les confrères soient respectés dans leur choix intime. Il n’est pas possible de les amener dans une dimension pénale. Il faut protéger les médecins. Je ne faiblirai pas là-dessus.
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