Violences à Sevran

Des généralistes témoignent

Publié le 29/06/2011
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GANGRENÉE par le trafic de cannabis, la ville de Sevran (93) symbolise aujourd’hui les zones de non-droit que le gouvernement semble vouloir reconquérir, annonces à l’appui. Après avoir renforcé les moyens policiers dans les quartiers les plus sensibles de la ville, où s’échangent, entre trafiquants, des salves de tirs à balles réelles, les ministres de la Justice et de l’Intérieur, Michel Mercier et Claude Guéant, ont annoncé la semaine dernière la création d’une unité judiciaire de lutte contre les trafics de stupéfiants basée au parquet de Bobigny.

Au plus près des habitants, les médecins généralistes de la ville baignent dans ce sentiment d’insécurité permanent. « Les patients nous parlent de leur quotidien. En consultation, je fais face à des états de stress aigu. On vit et on épouse leur stress. On se dit que nous aussi, médecins, nous ne sommes pas à l’abri un jour ou l’autre », témoigne le Dr Najette Ait Kaci, 41 ans, généraliste installée depuis deux ans et demi en plein cœur d’une cité des quartiers nord. « Aujourd’hui, dans certains quartiers de la ville, on arrive à un point où des bandes font la loi, empêchent les gens de circuler et contrôlent les identités. C’est absolument effrayant », dit le Dr Jean-Luc Pautte, 62 ans, omnipraticien à Sevran depuis 1978, aujourd’hui installé en zone pavillonnaire. « Plus tranquille », mais guère épargnée par le trafic de drogues.

La drogue à Sevran, ça ne date pas d’hier, rappelle le Dr Pautte. « Déjà en 1985, il y avait du trafic dans deux quartiers de la ville, mais pas au niveau d’aujourd’hui ». La drogue, « il y en a à tous les coins de rue », constate le Dr Jérôme Stordeur, 51 ans, généraliste implanté depuis vingt-et-un ans en bordure de cité. Dans la rue, « on vous observe sous toutes les coutures pour vérifier que vous n’êtes pas un policier », poursuit-il.

Lorsqu’ils se déplacent hors de leur cabinet, prudence est le maître mot qui revient chez ces trois généralistes. « Aujourd’hui, je fais de plus en plus attention quand je sors du cabinet le soir, notamment l’hiver. Je m’enferme rapidement dans ma voiture, je ne laisse aucun sac sur le siège passager. Tout un tas de petites choses comme cela, auxquelles on doit penser tout le temps », raconte le Dr Stordeur. « Cela fait longtemps que je n’affiche plus le caducée sur ma voiture, poursuit le Dr Pautte. Lorsque j’arrive en voiture, je consacre toujours un moment à observer ce qu’il se passe. En général, s’il fait nuit, j’éteins le plafonnier pour ne pas attirer l’attention quand j’ouvre la portière. »

Pour les visites, les règles de sécurité élémentaires sont également connues. Jamais le soir, ni en fin de journée. « En général, le matin, c’est plus calme », explique le Dr Ait Kaci qui fait des visites partout dans la ville, même là où « le SAMU ne veut plus se déplacer. »« Je réalise surtout des visites pour les patients peu ou pas valides. Il y a plein de personnes âgées, isolées, livrées à elles-mêmes ». Ces visites, « on les fait surtout par humanisme ».

Plaque cassée.

La violence, les trois praticiens n’y ont heureusement pas été vraiment confrontés directement, à quelques exceptions près. « Ma plaque professionnelle a été cassée il y a un an environ. Depuis elle n’existe plus. Tous mes affichages sont arrachés. Mes patients viennent par le bouche-à-oreille », confie le Dr Ait Kaci, qui a également subi une tentative d’effraction en début d’installation. « Pour le moment, ça s’est plutôt bien passé, mais je me fais petite. Néanmoins, on n’est pas tranquille, on cauchemarde aussi », assure-t-elle. « Certains médecins de Sevran sont partis car la pression devenait intolérable. D’autres se posent aujourd’hui la question », souligne le Dr Pautte. « Un confrère a fait l’objet pendant très longtemps de racket. On n’a rien pu faire pour lui, mais il est resté », raconte le généraliste. Un autre confrère de son quartier subit de plein fouet le trafic de drogues, qui se déroule « juste en face de son immeuble, avec parfois des intrusions dans le hall, voire même dans son cabinet », évoque-t-il.

Après les annonces gouvernementales pour « reconquérir » Sevran, les médecins de la ville demeurent quelque peu circonspects. « Depuis plusieurs décennies, on a laissé pourrir une situation qui nous dépasse tous aujourd’hui. Ce n’est plus la police qu’il faut ici mais l’armée pour en finir avec ces mafias », considère le Dr Pautte. De son côté, le Dr Ait Kaci « espère que la situation s’améliore un jour ». Elle regrette néanmoins l’absence de réelles mesures pour inciter les médecins à exercer dans ce contexte si difficile. « J’ai exercé dans une autre commune du 93 classée zone franche (permettant de bénéficier d’exonérations fiscales) et qui était toutefois plus épargnée par la violence que Sevran. Malgré tout ce que l’on subit ici, nous ne sommes pas classés zone franche. Je trouve que cela n’est pas normal », estime-t-elle. Réagissant aux déclarations du maire de la ville, Stéphane Gatignon sur la dépénalisation du cannabis, le Dr Stordeur juge ce type de mesure totalement contre-productif. « Ce n’est pas régler le problème. S’ils ne vendent plus de cannabis, ils vendront autre chose, car c’est leur seul moyen de subsister », résume-t-il.

DAVID BILHAUT
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Source : Le Quotidien du Médecin: 8991