LE QUOTIDIEN : Dans sa dernière analyse en date, l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) fait état d'une réponse pénale de plus en plus systématique à la consommation de drogues. Est-ce un constat que vous partagez ?
Dr JEAN-MICHEL DELILE : C'est une question complexe ! L'OFDT a raison de dire que la réponse pénale systématique est privilégiée, mais j'invite à contextualiser les données chiffrées : aujourd'hui, l'énorme majorité des gens qui se rendent dans les centres de soins viennent d’eux-mêmes car l'image de la consommation de drogues dans la société a changé.
Si la réponse pénale s'est systématisée, c'est aussi parce que le public n'est plus le même. Dans les années 1970 et 1980, la réponse pénale ciblait surtout les toxicomanes à l'héroïne, alors que maintenant il s'agit de consommateurs de cannabis dans l'espace public pour lesquels la question sanitaire est moins prégnante.
Qu'est ce qui explique cette accélération des sanctions pénales ?
Je crois que le débat est compliqué par sa dimension politique. La société est préoccupée par la sécurité des quartiers sensibles. On a tous été frappés par la mort récente à Avignon d'un policier impliqué dans la lutte contre les trafics de stupéfiants. Dans le même temps, on se rend bien compte qu'une politique centrée sur un grand nombre d'interpellations n'a pas d'impact significatif sur le phénomène des trafics.
La mission d'information parlementaire sur le cannabis préconise une légalisation encadrée. Quelle forme cela pourrait-il prendre ?
Il faut tenir compte des leçons du tabac, de l'alcool et des expériences étrangères. Aux États-Unis, certains États ont opté pour une libéralisation totale qui n'a pas eu de bons effets sur la santé publique. Tous les producteurs locaux se sont fait progressivement acheter par des acteurs plus gros, souvent liés à l'industrie du tabac. Il faut prendre des mesures strictes de régulation des lobbies.
Ainsi, les États de l'Ouest ont mis en place une légalisation via des référendums d'initiative populaire qui ont rencontré des idéaux libéraux de majorité républicaine. Le Colorado est un exemple éclatant : si l'impact économique est bénéfique, il y est constaté une hausse des accidents sur la voie publique et des niveaux élevés d'usage et de complications psychiatriques.
À l’opposé, la légalisation dans les États de l'Est provient d'initiatives des gouverneurs et des assemblées locales. Cette approche plus légaliste s'est accompagnée de contrôles de la qualité et de prix planchers, des mesures qui ont inspiré le Canada. L'impact en matière de santé publique y est presque bon et on subodore qu'il aurait été meilleur avec des mesures visant à améliorer la prévention.
Plus globalement, l'objectif doit être de parler réellement des dangers du cannabis et de le ringardiser. Le cannabis sera moins attractif auprès des jeunes, dès lors que les adultes assumeront d'en consommer.
Vous croyez qu'une légalisation est envisageable à courte échéance en France ? Le président de la République et le ministre de l'Intérieur ont affiché une ferme opposition au projet.
Il y a un télescopage entre deux temporalités : d'un côté, il y a une tendance lourde internationale qui va vers une tolérance régulée des substances psychoactives, et de l'autre, il y a la prochaine élection présidentielle pour laquelle les candidats vont devoir adopter des positions fortes contre la délinquance. Le président a promis un grand débat national sur le sujet, on espère qu'il ne se limitera pas au seul angle de la sécurité publique.
L'amende forfaitaire mise en place en 2019 est un marqueur majeur de la pénalisation systématique de l'usage de cannabis. Pensez-vous que cette mesure fut adaptée ?
J’étais de ceux qui étaient initialement opposés à la démarche d'une amende forfaitaire, car j'étais sceptique en ce qui concerne la réduction de la délinquance comme but recherché. Maintenant, dans l'optique d'une normalisation de l'usage de cannabis, il est important d'avoir un moyen pour empêcher de fumer dans l'espace public. Un reproche demeure : il s'agit d'une peine inscrite au casier judiciaire avec un risque d'incarcération en cas de récidive.
Il y a quelque chose de déraisonnable, d'inapplicable et d'inappliqué dans la législation du cannabis. Il nous semblerait bon d'évoluer vers une légalisation, où certains interdits demeureraient, notamment pour la consommation au travail, en public ou au volant.
Quid des autres drogues ? Leur usage est-il aussi passible de peines financières et d'emprisonnement. Faut-il dépénaliser ?
Pour les autres drogues, on ne parle effectivement pas de légalisation mais de dépénalisation. Compte tenu de la dangerosité de l'héroïne ou de la cocaïne, personne ne propose sérieusement de filière légale pour ces produits.
Aujourd'hui, la pénalisation n'est pas un frein à l'accès au soin des publics les plus fragiles et les plus précaires. En revanche, elle gêne le public inséré : des adultes qui travaillent et ont un rôle social, souvent pères de famille, et qui n'ont pas envie d'être identifiés comme des usagers délinquants.
Depuis quelques années, on observe que l'expérimentation diminue chez les jeunes et que, dans le même temps, les expérimentateurs des années 1990 et 2000 sont restés des consommateurs et entrent dans une période de leur vie où ils remettent leur consommation en question. Pour autant, ils ne se voient pas franchir les portes d'un centre de traitement où ils seront identifiés comme des délinquants.
La pénalisation des drogues bloque aussi la prévention en milieu scolaire, car il n'est pas facile d'admettre devant des adultes que l'on consomme des substances illégales, souvent interdites par le règlement intérieur de leur établissement. Au Canada, avec la légalisation du cannabis, on a découvert que les adultes étaient de plus grands consommateurs qu'on ne le pensait.
C'est d'ailleurs un autre élément important en faveur de la légalisation du cannabis : le public consommateur bien inséré qui essaie de mener une vie normale ne doit pas être obligé de rentrer dans des circuits de marché noir. Une solution est de leur offrir la possibilité de se fournir dans une structure ad hoc, même si cela nécessite une taxe supplémentaire.
Ce public bien intégré nécessite-t-il des dispositifs spécifiques ?
Il y a actuellement des initiatives pour ouvrir des lieux dédiés, avec un look plus « libéral » et moins connoté « travail social ». La création de tels lieux devrait aller de pair avec une logique de dépénalisation. Il y a aussi toute une réflexion à avoir sur des horaires d'ouverture, plus en adéquation avec ceux de travail.
Les policiers peuvent-ils servir à quelque chose d'autre que distribuer des amendes ?
Le cœur de leur métier, c'est la lutte contre les trafics. Pour travailler moi-même régulièrement avec les services de police, je peux affirmer qu'ils sont très attentifs à l'aide qu'ils peuvent apporter aux gens en très grande difficulté vis-à-vis du produit en les orientant vers les consultations jeunes consommateurs.
Ils ont l'immense qualité d'être sur le terrain et on ne peut que les encourager dans cette démarche, même si ce n'est pas ce qui leur est demandé par les pouvoirs publics.
À Bordeaux, la police nationale est très partie prenante, car les forces de l'ordre voient bien que les consommateurs ne sont pas des délinquants mais des personnes en grande difficulté qui ne peuvent ni être mis en prison, ni payer une amende. Les policiers se rendent aussi bien compte que les politiques répressives leur demandent de vider l'océan avec une cuillère à café.
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