Ce n’est que depuis quelques dizaines d’années que morale et éthique ont acquis un sens différent. Initialement ethos et mores (sa traduction latine par Cicéron) avaient la même signification. Les mutations sociétales et les avancées scientifiques des sociétés occidentales ont conduit à une nette individualisation des deux termes. L’Éthique est devenue une application morale collective réglementée dans la plupart des secteurs professionnels d’intérêt public. La Morale a été circonscrite au domaine individuel. L’article 4127-3 commun aux codes de la Santé et de Déontologie témoigne de la prudence du législateur : « Le médecin doit en toute circonstance respecter les principes de moralité, de probité et de dévouement, indispensables à l’exercice de la médecine. » En bref, aucun développement, aucune recommandation, aucune mesure disciplinaire graduée en cas de transgression. Le législateur nous renvoie aux valeurs fondamentales non réglementaires propres à chaque personne. La Morale distingue le bien du mal, tandis que l’Éthique distingue le bon du mauvais, comme la Science oppose le vrai au faux, les Arts : le beau au laid ou encore l’Économie : l’utile à l’inutile.
Le médecin et ses propres valeurs
Mais plus précisément, l’Éthique est l’application d’obligations morales à l’égard d’un autrui anonyme et plus largement pour le bénéfice de la société dans laquelle exerce le médecin à un moment donné. C’est une aspiration collective issue d’un consensus obtenu après délibération des acteurs concernés. L’Éthique est donc une morale codifiée sectorisée au monde civil et professionnel. C’est d’abord un ensemble de dispositions pratiques visant à bien agir dans son domaine professionnel. C’est la matrice des bonnes pratiques. Chacun de ses membres est supposé la mettre en application et en connaître les conséquences en cas d’infraction. Selon Paul Ricoeur : « l’Éthique est une manière de vivre dans le cadre d’institutions justes » et j’ajouterai en continuel mouvement. Dans nos sociétés modernes, la réglementation n’est donc pas figée, elle évolue au fil du temps, car les enjeux éthiques évoluent au gré des transformations sociales et des avancées scientifiques.
Bien différent est le sens donné à la Morale. C’est une mise en pratique des valeurs universelles invariables par et pour un individu déterminé. Résultat d’une éducation laïque ou religieuse transmise de génération en génération. La loyauté, la probité, le sens de la justice, le sens des responsabilités ne peuvent être sanctionnées que lorsque leur transgression avérée génère des effets négatifs sur autrui. Face à un dilemme thérapeutique ou à un conflit d’intérêts, le médecin ne trouvera de réponse que dans ses propres valeurs. C’est à lui seul qu’il revient de manifester son degré de rigueur morale. Le « que dois-je faire ? » ne date pas d’hier. Cette question remonte aux premières heures de l’humanité. Confrontation de l’Homme face à lui-même, devenu conscient que ses décisions et ses actes pourraient engendrer des effets négatifs sur autrui et sur lui-même. Contrairement à l’Éthique, ces enjeux moraux sont immuables pour une société donnée, mais ils diffèrent d’une civilisation à une autre : une infraction avérée n’est pas sanctionnée de la même façon d’un endroit à un autre de la planète.
Deux exemples en chirurgie orthopédique
Peut-il y avoir une Éthique sans Morale ? La réponse est : oui. Mon état de chirurgien orthopédiste à la retraite est un observatoire privilégié de certaines pratiques que la morale réprouve. Les deux cas qui suivent sont des exemples parmi d’autres : Au décours d’une randonnée d’une dizaine de kms avec un couple d’amis, la dame me montre son genou un peu gonflé. Elle me dit qu’elle a un rendez-vous opératoire pour la mise en place d’une prothèse. Le genou est bien axé, les radios montrent une usure très discrète, il y a des calcifications dans le ménisque interne. C’est à l’évidence une chondrocalcinose. Un voisin a été opéré d’une prothèse de hanche. Il est moins bien qu’avant l’opération. Il me fait le récit d’un handicap préopératoire ne nécessitant même pas l’usage d’une canne.
Les chirurgiens talentueux ne manquent pas. Les avancées techniques et technologiques procurent à certains la possibilité d’imposer des indications comme seules alternatives à des handicaps qui pourraient être traités sans moyens invasifs. Sans entrer dans les détails des motifs qui conduisent à de tels abus, force est de constater que, s’il n’y a pas de complication, personne ne pourra les détecter. C’est « la zone grise » de l’Éthique. Elle est assujettie à la loyauté et à la probité du prescripteur. La Morale individuelle est donc la variable d’ajustement des règles éthiques. Pour le dire autrement : la morale individuelle est à l’Éthique ce que le conducteur est à son véhicule automobile. Il peut commettre une infraction sans être pris s’il traverse une zone sans forces de l’ordre ni radar. En revanche, malheur à lui (et à sa victime) si sa vitesse excessive provoque un accident.
Pour l’ année 2018, la MACSF-Sou Médical a enregistré 383 sinistres dans le seul secteur de la chirurgie orthopédique. 68,6 %, c’est le taux le plus élevé parmi les spécialités chirurgicales. En majorité, la responsabilité vient d’indications opératoires dont la pertinence n’a pas été démontrée. Il y a fort à parier pour que ce nombre ne soit que la partie émergée de la réalité.
Puisque la Morale se révèle, en pratique, la valeur ajoutée de l’Éthique, comment attendre d’un médecin en formation qu’il exerce son art dans le seul but de répondre au besoin réel de ses patients tout en tenant compte des dépenses engendrées par ses prescriptions ? Je ne vois que deux moyens capables de les garantir : l’éducation familiale et l'exemplarité des maîtres à l’école et en CHU.
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