« L’alimentation est un lieu privilégié de l’expression de cette forme de malaise social qu’on a appelé la défiance. C’est une forme de fuite en même temps que de contestation. Elle cherche, par l’expérimentation, à modifier le monde dans lequel l’individu est », explique Emmanuelle Lefranc, doctorante en sociologie qui a étudié plusieurs personnes en conflit avec leur environnement du fait de leurs choix alimentaires. « Le principe de la défiance c’est que plus on essaye de la rassurer, plus elle fuit et devient radicale. Toutefois, du fait du but même poursuivi par l’individu, il y a des points de réconciliation, que certains industriels malins ont bien cerné d’ailleurs, en mettant en avant par exemple l’approvisionnement local, la qualité des aliments (bio, labels, etc.) », analyse la sociologue.
L’histoire du « tract de Villejuif » est exemplaire. Apparu en 1971, il en existe de multiples variantes. Sous l’en-tête de l’hôpital de Villejuif, il présente une liste d’additifs alimentaires, dont certains seraient autorisés mais toxiques et/ou cancérigènes. Le document et ses données ont été démentis mais il continue à circuler et faire référence jusqu’à nos jours (dernière apparition le 11 février 2020 sur France 5). Il a été affiché dans des cabinets médicaux, des livres, des écoles, des journaux et même dans un manuel scolaire de primaire. Une étude de Jean-Noël Kapferer a monté que, 3 ans après son apparition, la moitié des mères de famille l’avaient lu. Et, surprise, ce sont les plus informés – parmi lesquels un certain nombre de médecins − qui sont les plus remontés et portent le plus la fausse croyance !
« Comme les rumeurs, les crises alimentaires sont des séismes, liés à des failles souterraines qui poursuivent leur cours sans y paraître le reste du temps », prévient Claude Fischler. Des crises apparues dès le début du XIXe siècle et de manière croissante avec l’industrialisation de l’alimentation (in Florence Hachez-Leroy. Menace sur l’alimentation), avec ses menaces bien réelles.
Le dilemme de l’omnivore
Pour comprendre le glissement entre méfiance et défiance, qui comporte en plus une composante de colère et de dégoût, il faut revenir au « dilemme de l’omnivore » (Paul Rosing, 1970) : tiraillé entre le danger (de l’inconnu) et la nécessité (de variété), l’humain est soumis à une anxiété consubstantielle à sa nature même. La culture culinaire l’aide à résoudre de la paradoxe néophilie/néophobie en limitant la pression du choix individuel. Les mangeurs consomment selon des règles implicites qui s’appliquent au-delà même de leur conscience. Des normes extrêmement rigides en France : à 13 heures, 50 % des Français en train de manger, alors qu’ils ne sont jamais plus de 17 % à le faire en même temps au Royaume-Uni.
En s’écartant de ces règles, l’individu se dote du pouvoir de faire des choix, avec comme corollaire le poids supplémentaire de sa propre responsabilité. « On est ce qu’on mange » : une euristique attribuée çà et là à de nombreux philosophes nationaux, en France à Brillat-Savarin. Mais les choses se compliquent avec l’alimentation moderne et ses OCNI, objets comestibles non identifiés : quand on peut trouver des lasagnes de cheval, on ne sait plus vraiment ce qu’on mange. Est-ce à dire que l’individu ne sait plus qui il est ?
Suit la recherche de règles − « que dois-je manger ? » − avec la prolifération de proscriptions, prescriptions, conseils, directives et son stade suprême, la cacophonie nutritionnelle. Les médias en sont souvent incriminés. Mais c’est la nature même de la pensée et du fonctionnement scientifique que de développer un certain nombre de théories, qui sont discutées avant de se stabiliser. Le problème aujourd’hui est que le débat se traduit dans l’immédiateté, avec un biais digital : Gérald Bronner affirmait ainsi : « plus on augmente la quantité d’information non structurée, plus on augmente l’espace de la crédulité et de l’ignorance. » Et les enquêtes d’opinion montrent la perte de confiance en la science, avec une dissolution de la connaissance due à une disparition de la distinction entre discours scientifique et opinion.
Un malaise social généralisé
Une défiance qui ne concerne pas seulement les scientifiques : « nous sommes entrés dans une ère de remises en causes radicales, qui a des causes sociales et civilisationnelles », explique Claude Fischler*, à savoir un phénomène d’individualisation face à l’affaiblissement des cadres sociaux culturels qui faisaient le squelette de la société, bien décrit par Jérôme Fourquet (in L’archipel français). Toutes les évidences sur le rapport à l’animal, au numérique, à la ville, au territoire, à l’élevage et à l’existence même de l’agriculture sont balayées. Et l’effondrement de la confiance envers la gouvernementalité doublée d’un consumérisme électoral où l’aspect citoyen passe en retrait aboutit à des mouvements tels que celui des gilets jaunes.
Or le discours sur l’alimentation a toujours été marqué par la morale : la collecte des ressources appelle sa division et sa répartition, donc la justice sociale, fondement même de l’organisation d’un groupe humain. Le goût lui-même est un sens de jugement, utilisé pour décrire métaphoriquement des jugements de tous ordres (« il n’a pas de goût »). Pour Claude Fischler, il faut apaiser le débat, élucider et ne surtout pas tomber dans la dénonciation, qui ne serait qu’une défiance inversée. Les mangeurs ne sont « ni idiots, ni capricieux, mais en partie prévisibles », disait Daniel Kahneman. C’est pourquoi, au lieu de crier au food bashing, il faut que les industriels prennent leur part de responsabilité, exercent eux-mêmes leur réflexivité et développent des stratégies de long terme plutôt que des tactiques commerciales. « Mais on est comme Sisyphe quand on veut vendre à manger à ses contemporains : on sait qu’on aura des problèmes tôt ou tard. Il faut être prêt à accepter ce sort peu enviable », conclut le sociologue.
D’après une conférence organisée par la FFAS avec Emmanuelle Lefranc, doctorante en sociologie et Claude Fischler* *sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS
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