Les pays du Nord ont quelques décennies d’expérience d’informatisation du secteur santé et on imagine volontiers (en particulier les industriels) que les pays du Sud vont copier le modèle. Dans nos pays développés, le déploiement de la e-santé s’est fait par strates : priorité à l’informatisation des hôpitaux, puis de la médecine de ville, et enfin, plus récemment, appropriation de la santé digitale par les patients avec les différentes « apps » et objets connectés. En juillet 2000, on inaugurait l’hôpital européen Georges Pompidou, premier hôpital entièrement informatisé, disposant d’un dossier médical unique partagé par tous les services. En 2020 on attend encore l’interopérabilité entre les différents dossiers médicaux des hôpitaux parisiens. L’Afrique a-t-elle le temps et les moyens de suivre l’exemple des pays du Nord ou doit-elle trouver sa propre voie ?
Le paradis du téléphone portable à bas coût
Le contexte général des pays du Sud est très différent : la population est jeune (par exemple au Niger 75 % de la population a moins de 25 ans). Tous les habitants ont un téléphone portable, voire souvent plusieurs (une puce par opérateur), sans abonnement. Le « prépayé » de petites sommes au jour le jour est la règle. Les habitants sont de plus en plus nombreux à avoir un smartphone, à échanger par Whatsapp et à être actifs sur les réseaux sociaux. Très peu ont un ordinateur, même parmi les professionnels de santé, car le matériel est cher et trop souvent endommagé par les variations de tension et les brutales coupures de courant. De nombreux centres de santé n’ont pas accès à l’électricité et doivent économiser l’énergie fournie par des panneaux solaires.
L’architecture hospitalière est également différente : les hôpitaux sont le plus souvent faits de multiples pavillons espacés par de larges cours, le câblage en réseau y est moins facile et l’ADSL de la téléphonie fixe n’y existe pas. Alors, sans attendre l’informatisation des hôpitaux ou des structures de ville, sans attendre la mise en place des « plans numériques nationaux » annoncés par les Ministres successifs, la population organise directement des réponses à ses besoins, soutenue par une multitude de start-up dynamiques. Quelques exemples.
* Jokko$ante, « donner et recevoir » en wolof, a été créé dans un village sénégalais en 2015.
Le problème à résoudre n’est pas simple : la pauvreté d’une partie de la population, la difficulté des familles pour financer les traitements de maladies chroniques, et la tentation de recourir aux médicaments de rue, faux pour la plupart. 80 % de la population active ne dispose pas de couverture médicale et certaines assurances et mutuelles n’incluent pas les médicaments, qui représentent alors l’essentiel des dépenses de santé.
L’innovation de Jokko$ante : faire passer l’armoire à pharmacie de l’échelle familiale à celle du village puis d’un groupement de villages. Une famille qui a une boîte de médicaments achetée en pharmacie, complète, non utilisée, la rapporte au pharmacien du centre de santé du village. En échange elle reçoit des points. Une application web et mobile, sécurisée, enregistre le médicament rendu, la date de péremption, le crédit de la famille. La famille pourra utiliser ces points à une autre occasion, les donner à une autre personne, ou à la communauté. De même, des sponsors ou amis de la diaspora peuvent acheter des points pour la communauté en précisant par exemple « don pour les femmes enceintes », etc.
Ce système vient en complément des médicaments fournis au centre de santé par l’état. L’ensemble du stock est ainsi répertorié et suivi. En 3 ans, le modèle a fait tache d’huile dans le pays. De l’autre côté de la Méditerranée, en France, 11 884 tonnes de médicaments non utilisés ont été collectées par les pharmaciens en 2016, puis brûlés pour en faire de l’énergie. Deux cultures, deux choix.
* Le réseau en Afrique francophone de télémédecine (Raft), créé en 2005 par de jeunes médecins au Mali.
Le Mali, pays particulièrement pauvre et en proie à l’insécurité, est pourtant le premier à avoir créé une Agence nationale d’informatique de santé, une chaire universitaire d’informatique médicale et un DU d’informatique médicale, ouvert aux pays de la région. Cet engagement dans la formation a permis à une génération de soignants de proximité de rester naturellement en contact avec les spécialistes de la capitale, tant pour leur formation continue que pour un soutien sur des cas difficiles.
Le Raft utilise aujourd’hui le réseau solidaire de télé-dermatologie, sur l’ensemble du vaste territoire du Mali (y compris les zones de conflit), via les téléphones et une plateforme collaborative hébergée à l’université. Les patients peuvent aussi envoyer au médecin la photo des lésions en cours de traitement pour limiter les déplacements. La base de photos et de cas cliniques est une richesse pour l’enseignement, pour la recherche et pour l’élaboration des stratégies de santé publique. C’est une innovation du service public. Le système, simple et peu onéreux, a été exporté au Gabon et le sera bientôt au Niger. Un exemple de synergie ville hôpital à importer pour nos déserts médicaux.
* Un centre créé par une association de patients au Congo en 2010
L’association Diabaction a construit « la Maison Bleue », un centre d’information, d’actions solidaires et de formation des agents de santé au diabète et à ses complications. Dès 2010 l’association a équipé ses locaux de connexion internet pour bénéficier des formations à distance disponibles dans l’espace francophone, en particulier sur le pied diabétique. Plus récemment Diabaction a offert à tous les enfants diabétiques du pays une consultation incluant un examen du fond d’œil, prise de 4 photos par une rétinographe mobile, lecture à distance par un ophtalmologue, mais aussi comparaison avec une lecture par intelligence artificielle. L’expérimentation s’étend maintenant au diabète de type 2. Ce sont donc les patients qui ont décidé de la stratégie pour une surveillance de qualité à grande échelle, dans un contexte de pénurie cruciale de spécialistes. Le contexte réglementaire différent de la France permet d’avancer plus rapidement.
* La master classe e-diabetète, crée par la communauté diabétologique francophone.
Les diabétologues francophones, du Maghreb et d’Afrique subsaharienne, se retrouvent chaque année au congrès de la SFD. Les jeunes médecins spécialistes de ces pays qui n’ont pas facilement accès à ces congrès internationaux ont demandé à profiter de la diffusion d’internet pour adhérer à une communauté de formation continue de haut niveau. C’est ainsi qu’avec le soutien de la SFD est né le programme des « master classe e-diabetète », un accès gratuit à des mises à jour de haut niveau en ligne, complétées par un webinar interactif les 3e jeudi du mois.
On pourrait multiplier les exemples. Face à cette explosion d’offres pilotes, estimée à plusieurs milliers, les gouvernements tentent de fédérer les projets autour de concepts d’interopérabilité, de protection des données personnelles, de sécurité des infrastructures d’hébergement de données (lire pXX). L’organisation Mondiale de la santé (OMS) et l’union internationales des télécommunications (ITU), accompagnent les ministères de la santé dans cette démarche.
exergue : Sans attendre d'hypothétiques grands plans, la population organise directement des réponses à ses besoins, soutenue par une multitude de start-up dynamiques
* Présidente de l’université numérique francophone mondiale (UNFM), consultante du programme « Be He@lthy Be Mobile » de l’OMS et UIT ** Professeur émérite, Université Grenoble-Alpes
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