Il n’est toujours facile de savoir ce que contient vraiment un aliment, en particulier quand il a été préparé. Liste d’ingrédients aux noms obscurs, profil nutritionnel indéchiffrable pour le profane, le tout ponctué d’une accumulation de labels, plus ou moins validés : dans ce contexte, plusieurs applications se sont lancées pour guider les consommateurs… au risque d’imposer elles-mêmes une vision monolithique et pas toujours transparente de l’alimentation.
C’est ce que dénonce Jean-Michel Lecerf (médecin nutritionniste et endocrinologue à l’Institut Pasteur de Lille), pour qui ces plateformes ont un jugement dogmatique et arbitraire, et même « une approche pochette-surprise » de la nutrition, qui risque d’engendrer encore davantage d’orthorexie alimentaire. Leur leader, Yuka, compte 16 millions d’utilisateurs en France, qui scannent quotidiennement 5 millions de produits. À la clé, une note sur 100, qui se fonde à 60 % sur le Nutriscore (lire ci-après), le bio rajoutant 10 points, et les additifs en enlevant jusqu’à 30. « C’est un peu un a priori », commente le nutritionniste. Une kyrielle d’autres applications donnent des informations sur la présence d’allergènes, le niveau de transformation des aliments ou encore la présence de « substances controversées ». La quasi-totalité repose sur Open food fact, une association sans but lucratif labellisée par Santé publique France, qui a analysé 1 million de produits dans 180 pays en 2012.
Un autre type d’applications fournissent des mesures (de l’activité physique, de l’alimentation, du poids, ou du diabète de type 2). En outre, certaines permettent l’échange entre utilisateurs. À la clé, un pouvoir accru des individus sur leurs choix, une visualisation des efforts, une aide l’acquisition de routines et une décharge cognitive dans la gestion quotidienne d’une maladie comme le diabète. Les communautés créées par les forums sont des espaces de solidarité collective dont bénéficient fortement les utilisateurs. Les risques sont connus : le traçage sur internet, la culpabilisation, la pathologisation des conduites et la dépendance, avec un autocontrôle permanent.
Des outils qui renforcent les inégalités sociales de santé
« Face à ces usages, il y a un risque de marginalisation des plus modestes dans la société française, et d’augmentation des inégalités sociales de santé. Comment faire bénéficier au plus grand nombre des effets positifs des outils numériques, et pallier leurs inconvénients : ce sont des questions qu’il faut explorer dès maintenant », prévient Faustine Régnier, sociologue chercheuse à l’unité Aliss à Inrae. Quatre études qualitatives y ont été conduites, auprès de 207 utilisateurs. Les catégories aisées ont un usage actif de ces outils (ils collectent les données, les comparent, et cela influe leur comportement), plutôt en prévention, tandis que les catégories intermédiaires sont davantage dans une optique curative. Ils se servent alors des applications essentiellement pour rechercher et échanger de l’information entre pairs, en dehors du monde médical, et celle-ci est concurrencée par les messages délivrés à la télévision. Enfin les plus modestes sont franchement réticents, souvent mal équipés ; leur usage, quand il existe, se limite aux applications culinaires (type Marmiton).
Les femmes, plus sensibles à la dimension santé en milieu populaire, ont un sentiment d’illégitimité face à ces outils, qu’elles perçoivent comme n’étant pas de leur milieu. « Les différences sociales viennent accroître les différences entre sexes quand il s’agit de numérique », résume Faustine Régnier, qui souligne que l’intégration sociale est le levier le plus important pour accompagner les usages en milieu populaire.
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