Quel niveau de preuve en nutrition ?

Publié le 20/06/2012
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Crédit photo : Gilles Targat - Eau de Paris

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Crédit photo : bsip

Les affirmations fantaisistes en nutrition inondent les médias, décrédibilisent la profession et sont potentiellement dangereuses. C’est ce que déclarait le Pr Éric Bruckert lors d’une conférence organisée par le Fonds Français Alimentation & Santé. D’où la nécessité d’améliorer le niveau de preuve en nutrition.

En cardiologie, plus un seul médicament n’arrive sur le marché sans un certain niveau de preuve en termes de diminution d’événements. Un exemple : un médicament dont on a démontré qu’il augmente significativement l’HDL-cholestérol ne peut être mis sur le marché que si son administration entraîne une diminution des infarctus du myocarde ou de la mortalité cardio-vasculaire.

Un regard critique.

Le niveau de preuve est plus difficile à obtenir en nutrition pour plusieurs raisons : les études d’intervention rigoureuse contre placebo ne peuvent pas être réalisées pour tous les aliments ; la méthodologie des études est extrêmement complexe ; l’alimentation est un tout et il est donc difficile d’analyser un aliment ou un ingrédient isolément ; enfin, l’alimentation n’a pas pour seule vocation de nous maintenir en bonne santé. Pour illustrer la complexité du problème, Éric Bruckert rappelait l’étude Interheart (1) menée dans 52 pays et qui a identifié trois types d’alimentation : le type « oriental » à base de tofu et de soja ; le type « western » avec snacks, œufs, viande et aliments frits ; le type « prudent » à base de fruits et légumes. Les résultats révélaient clairement, on s’en doutait un peu, que le comportement western était bien plus corrélé au risque d’infarctus que les deux autres. Certes, mais comment savoir quel aliment est le plus nocif pour le système cardio-vasculaire ?

La vitamine E.

L’histoire de la vitamine E est également révélatrice des limites des études d’observation. Nombre de travaux avaient en effet conclu que les individus prenant cette vitamine avaient un risque cardio-vasculaire diminué (2,3). Ces résultats et leur explication logique ont amené la Sécurité sociale à rembourser la vitamine E. Malheureusement, des études d’intervention menées par la suite ont amené des résultats contraires et une méta-analyse menée sur 230 000 sujets randomisés n’a retrouvé aucun effet de la vitamine E et d’autres antioxydants en prévention cardio-vasculaire (4). Les mêmes erreurs ont d’ailleurs été commises avec d’autres produits (traitement hormonal de la ménopause, homocystéine et risque cardio-vasculaire). Il y a donc une différence considérable entre ce qu’on observe et la réalité mise à jour dans les études d’intervention.

Quoi qu’il en soit, quand un risque existe, un niveau de preuve faible est suffisant. Ainsi, on possède un faible niveau de preuve concernant les effets toxiques des acides gras trans. Mais l’existence d’études d’observation cohérentes suggérant un effet sur l’augmentation du Ldl-C a suffi pour les diminuer de l’alimentation. Notons qu’il est généralement difficile de supprimer de l’alimentation un aliment peu cher largement consommé. En outre, le risque de sa suppression peut entraîner un autre comportement tout aussi risqué.

Une approche lourde et exigeante.

Le Dr Paule Latino-Martel rappelait que si plusieurs types d’études, épidémiologiques ou mécanistiques, sont utilisés pour étudier les relations complexes entre les facteurs nutritionnels et le risque de maladies, aucune étude, quelle qu’en soit la méthodologie, ne suffit à établir l’existence d’une relation causale. C’est à partir de tout un ensemble de données disponibles qu’il va falloir évaluer le niveau de preuve et éventuellement élaborer des recommandations. Un travail sur l’exposition à l’alcool in utero et le risque de leucémie chez l’enfant (5) illustre l’apport des méta-analyses. Un ensemble d’études cas-témoins ayant été identifiées, on a remarqué une hétérogénéité importante entre les études. Une fois la méta analyse réalisée, le risque de leucémie (quel que soit son type) était non significatif. En revanche, si le risque n’était pas augmenté pour les leucémies lymphoblastiques, il était augmenté significativement pour les leucémies myéloïdes. Ainsi que pour les enfants de moins de 4 ans.

Vers les recommandations.

Dans le domaine nutrition-cancer, le Fonds Mondial de Recherche contre le Cancer et l’Institut Américain de Recherche sur le Cancer ont, pour leur deuxième rapport publié en 2007, fait une revue systématique des articles publiés sur 6 ans. Les études éligibles ont été confiées à des centres internationaux et à un panel d’experts indépendants qui ont jugé de leur qualité, de la cohérence des résultats et de leur plausibilité biologique. Ceci a permis, facteur nutritionnel par facteur nutritionnel et cancer par cancer, d’établir des niveaux de preuve (convaincant, probable, limité, peu probable) et d’élaborer des recommandations pour les deux niveaux de preuve élevés.

Ainsi, l’apport de viande rouge, la charcuterie sont des facteurs à niveau de preuve convaincant dans la survenue du cancer du colon et du rectum ; de même les aflatoxines dans la survenue du cancer du foie ; le poisson salé à la cantonaise est un facteur de risque probable dans la survenue des cancers du nasopharynx, comme l’alimentation riche en calcium dans le cancer de la prostate…

On peut aussi citer la relation probable de la diminution du risque du cancer de la bouche, du pharynx du larynx et de l’œsophage par apport de fruits et de légumes, du cancer du colon et du rectum par supplémentation en calcium et en lait ; la relation convaincante entre la diminution du cancer du colon et du rectum avec une alimentation riche en fruits…

Des recommandations ont ensuite été élaborées au niveau de la population mondiale et adaptées à chaque pays. En France, on a individualisé trois facteurs réduisant le risque de cancers (activité physique, fruits et légumes, allaitement) et cinq facteurs augmentant le risque (alcool, surpoids et obésité, viandes rouges et charcuteries, sel et aliments salés, compléments alimentaires à base de bêta-carotène). Mais il ne s’agit pas d’éliminer un facteur de risque au profit quasi exclusif d’un facteur de sous-risque, l’essentiel étant d’éviter l’obésité, de pratiquer une activité physique régulière et d’avoir une alimentation diversifiée.

D’après les communications du Pr Éric Brückert (hôpital Pitié-Salpêtrière, Paris) et du Dr Paule Latino-Martel, directrice de Recherche INRA UMR, Inserm U557, Conférence « Le niveau de preuve en nutrition », organisée par le Fond Français Alimentation et Santé.

(1) Iqbal R et coll. Circulation 2008 ;118(19):1929-37.

(2) Rimm EB et coll. N Engl J med. 1993 May 20 ;328(20):1450-6.

(3) Stampfer MJ et coll. N Engl J Med 20 ;328(20):1444-9.

(4) Bjelakovic et coll. Cochrane database of systematic review, 2008.

(5) Latino et coll. CEBP May 2010 19;1238.

Dr Brigitte Martin

Source : Nutrition