Psychologie d’un génie incompris

Comment ses trois médecins n’ont pas sauvé Van Gogh

Publié le 31/10/2013
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« ÉVIDEMMENT, souligne le Pr François-Bernard Michel, en un siècle, les moyens diagnostiques et thérapeutiques sont passés du degré zéro au degré cent. » Les troubles bipolaires n’avaient pas été identifiés, ni les thymorégulateurs mis au point. Les trois médecins qui se sont succédé auprès de Vincent Van Gogh n’en ont pas moins aggravé les carences de la psychiatrie de leur siècle par l’insuffisance de leur écoute. C’est l’histoire de ce triple ratage que raconte le président de l’Académie de médecine dans son livre « Van Gogh, psychologie d’un génie incompris ».*

Ex PU-PH à Montpellier, le Pr François-Bernard Michel a décortiqué les archives de sa faculté, où les trois praticiens ont chacun soutenu leurs thèses, tous trois notés comme des étudiants « médiocres ».

Le premier, un « pas-encore médecin », jeune interne de l’hôpital d’Arles, Jean-Félix Rey, est cependant totalement dévoué à ses malades, plein d’empathie et de générosité. C’est lui qui prend en charge Vincent en 1888, après le drame du lobe de l’oreille découpé au rasoir, lors d’un clash avec Paul Gaugin. Face à un Van Gogh taraudé par l’angoisse de sombrer dans la folie, il redouble de sollicitude, comme l’atteste le colloque singulier entre le praticien et le patient. « Pour en écrire le dialogue, je n’ai rigoureusement rien inventé », précise le Pr Michel, qui a croisé la correspondance du peintre avec les archives montpelliéraines. « Je vous réponds immédiatement et franchement : non, vous n’êtes pas fou ! », déclare Rey à Van Gogh, lui expliquant qu’il est en fait victime des ravages de l’absynthisme et d’une « surexcitation passagère ». Mais l’interne ne préviendra pas les rechutes et, après les pétitions qui circulent parmi les arlésiens, il ne pourra pas s’opposer à l’enfermement de son patient au cabanon de l’Hôtel-Dieu, privé de pipe, de livres et de peinture.

Un médecin qui se comporte en « boutiquier-gérant ».

Son confrère le Dr Théophile Peyron, directeur de l’asile Saint-Paul-de Mausole, à Saint-Rémy-de-Provence, où Vincent est contraint en 1899 et 1890, est selon le Pr Michel, « un boutiquier-gérant, vaincu par la routine affligeante de l’impuissance thérapeutique, limité à surveiller la folie ». Il ne croit pas à la médecine et dans sa thèse sur la démence, il ne laisse aucun espoir de guérison, pronostiquant carrément : « L’affaiblissement des facultés intellectuelles de ces malades se termine tôt ou tard, quoi qu’on fasse, par une abolition complète de l’intelligence et par la mort. » À défaut de soigner, il veillait surtout sur les finances et la rentabilité de son asile. Son dialogue avec Vincent est violent : « Puisque vous êtes déraisonnable, je vous ferai enfermer à clé dans votre chambre », conclut le praticien. « M’enfermer, moi ?, proteste le peintre. Et pourquoi ? Je n’ai fait de mal à personne. Cet asile m’a complètement abruti. Il me fait désespérer de moi et de ma peinture. »

La relation médecin-malade semblera tout d’abord bien meilleure avec le Dr Paul Gachet, qui accueille Vincent à Auvers-sur Oise et qui, dans un premier temps, l’enthousiasmera « comme un nouveau frère » qui lui ressemble « physiquement et moralement aussi », avec ce masque de mélancolie qu’il lui fera dans son portrait. La déconvenue n’en sera que plus amère lorsque éclatera une brouille et que Vincent ira jusqu’à menacer Gachet avec son pistolet. « On ne saurait imputer au Dr Gachet la responsabilité du suicide de Vincent », estime le Pr Michel tout en se demandant : « Moralement chargé de veiller aux tendances suicidaires de son patient, qu’a-t-il fait pour les contrarier ? ». Le Dr Gachet avait été à bonne école de la mélancolie, il en était le spécialiste après sa thèse et il l’avait diagnostiquée chez Vincent. Il avait ainsi observé que « le principe de vie des mélancoliques, miné très anciennement, est attaqué jusque dans ses racines », tout comme Vincent l’avait lui-même décrit : « Ma vie à moi est attaquée à la racine même. » Sachant combien la surveillance de ce type de malade est difficile, le Dr Gachet ne s’était pas alarmé quand Vincent l’avait menacé avec un revolver. Et il avait arrêté tout suivi un mois avant son suicide, le 25 juillet.

Le Pr Michel cite une des lettres à Théo, où Van Gogh avait estimé que « les médecins ne peuvent pas grand chose si on parle des remèdes qu’ils n’ont pas (…) Mais la chose qu’ils pourraient et devraient donner, c’est une poignée de main plus douce et plus cordiale que beaucoup d’autres mains ». Cette poignée de main du psychiatre qui finalement fit défaut.

Éditions Odile Jacob, 170 p., 19,90 euros.

CHRISTIAN DELAHAYE

Source : Le Quotidien du Médecin: 9276