Le monde de la psychiatrie a traversé le confinement en évitant les pires scénarios. Mais elle est confrontée depuis la rentrée à une augmentation des demandes de consultations de la part des patients déjà suivis mais aussi de nouveaux profils, que la crise du Covid-19, s'éternisant, fragilise. Une gageure, pour des équipes parfois à bout de souffle.
La catastrophe tant redoutée au printemps n'a pas eu lieu. Les hôpitaux psychiatriques n'ont pas connu d'hécatombes ni d'épidémie de formes graves de Covid-19, les services ont tenu.
Dès le début du confinement, les professionnels se sont réorganisés, en se tournant vers la téléconsultation (voir La conversion des psychiatres à la téléconsultation) avec un peu d'ambulatoire (25 à 30 %) et en tissant de nouvelles collaborations. « On a mis en place avec les somaticiens une unité mixte dédiée aux patients psys Covid + en trois semaines et on a développé la téléconsultation en EHPAD », illustre le Pr Pierre-Michel Llorca, chef de service au CHU de Clermont-Ferrand. À Toulouse, un groupe de coordination public privé a été créé pour désengorger le centre hospitalier. « Et il perdure ! Les centres médico-psychologiques (CMP) ont pu ainsi solliciter les cliniques en amont et en aval », décrit le Dr Radoine Haoui, psychiatre et président de la conférence régionale des présidents de la Commission médicale d'établissement (CME). « Globalement, les services ont tenté de répondre aux besoins des personnes et des familles. Même si les inégalités antérieures ont persisté », observe la présidente de l'UNAFAM (1) Marie-Jeanne Richard.
Maintien des patients suivis
« Il n'y a pas eu de très gros soucis ni énormément de perdus de vue », constate à Paris le Dr Michel Triantafyllou. « Quand l'environnement était soutenant, les psychotiques ont été épargnés », rapporte le Pr Llorca. « Certains ont retrouvé un pouvoir d'agir et se sont rendu compte qu'ils pouvaient se débrouiller seuls », constate aussi Marie-Jeanne Richard, tout en précisant que d'autres ont pu décompenser ou se murer dans un isolement qui a perduré au déconfinement.
Des chiffres viennent étayer ces ressentis. À l'Établissement public de santé de Ville-Evrard, l'équipe de la Dr Dominique Januel a interrogé au cours du confinement 550 patients suivis au CMP (dont 60 % de psychotiques). « Nous sommes étonnés de voir qu'il n'y a pas eu d'augmentation des troubles ni de décompensations graves », commente la cheffe de pôle. Ainsi le pourcentage de patients asymptomatiques est passé de 20 à 30 %, et celui des patients avec des symptômes sévères a baissé de 17 % à 12 %.
Les crises suicidaires, elles, semblent avoir marqué un temps d'arrêt lors du confinement, à en croire le dispositif de recontact des suicidants VigilanS, dans les Hauts-de-France : il n'y a ainsi eu que 311 inclusions dans le dispositif en mars et 256 en avril, contre habituellement 400 par mois. « Sûrement le signe d'une désorganisation des hôpitaux mais pas seulement. Même si les gens étaient plus stressés, ils pouvaient bénéficier d'une plus grande surveillance sociale. Sans oublier que l'on observe classiquement des inflexions des passages à l'acte après des sidérations collectives, où augmente le sentiment d'une appartenance au collectif », commente son responsable, le Dr Vincent Jardon.
De nouvelles demandes pour anxiété et dépression
En revanche, les patients n'ont pas été épargnés par l'anxiété qui a touché, selon Santé publique France (SPF), 26 % des Français au début du confinement, jusqu'à 18 % à la fin par rapport à 13 % hors épidémie. Dès le déconfinement, les médecins ont constaté une augmentation des demandes de consultation pour des troubles dépressifs et anxieux, chez des patients déjà suivis mais aussi des personnes peu coutumières de la psychiatrie.
« La crise perdurant, l'espoir d'un retour à la normale s'amenuisant, on constate plus de tensions, d'irritabilité, de violences ou d'états dépressifs et de troubles anxieux », observe depuis son cabinet libéral lyonnais le psychiatre Michel Jurus. Malgré un agenda plein, il fait face à une augmentation des demandes de la part de nouveaux patients, ou d'anciens patients qui reviennent au bout de plusieurs années.
Selon l'enquête CoviPrev de SPF, l'anxiété se maintient à un niveau élevé dans la population (17,5 %) ainsi que la dépression (12 %), tandis que la consommation de psychotropes a augmenté et que les troubles du sommeil concernent deux tiers des Français (vs 49 % hors épidémie). Dès la semaine du 11 mai, 62 % des généralistes faisaient état de demandes de soins pour ces motifs plus fréquentes qu'à l'ordinaire, selon la DREES.
« Nous sommes face à de nouveaux profils de patients que nous n'avions pas l'habitude de voir, avec des troubles addictifs, dépressifs, anxieux, qui se révèlent dans des environnements familiaux conflictuels ou en raison d'incertitudes socioprofessionnelles », témoigne le Dr Triantafyllou. « Nous avons cinq à six demandes nouvelles par jour depuis août, soit plus qu'en une semaine ordinaire ! », corrobore le Pr Llorca à Clermont.
Le Dr Jean-Michel Delile, addictologue à Bordeaux, président de la Fédération Addiction a vu arriver des « M. et Mme tout le monde » qui jusqu'à présent parvenaient à gérer leur addiction. « L'augmentation de la consommation de tabac, d'alcool, de psychotropes et tranquillisants, a été évidente, chez les personnes addicts, qui gèrent leur stress en prenant des produits. Le confinement les a mis en difficulté avec la crainte du sevrage et les problèmes de violence », observe-t-il.
Appréhensions et fatigues face à une nouvelle vague
Comment répondre à ces nouvelles demandes, alors que la psychiatrie se dit sinistrée de longue date ? D'aucuns se rassurent par l'expérience et les nouvelles opportunités offertes par la télémédecine. Mais beaucoup s'inquiètent. « On commence à déborder », alerte à Clermont le Dr Llorca. Le Dr Haoui à Toulouse parle d'« ouragan psychiatrique ». « On est d'autant plus piégé que le médico-social, qui est notre aval, se referme », estime-t-il. Dans le même temps, des lits Covid ont rouvert, par exemple 16 à Paris au 1er octobre. « Ça signifie qu'on en ferme d'autres alors qu'il y a déjà de grandes tensions au niveau des lits », explique le Dr Triantafyllou. Et partout, l'on s'inquiète du moral et de la fatigue des soignants… et des familles.
(1) Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques