Le mal-être grandissant des Français lors de la crise du Covid jette une lumière crue sur les insuffisances de la psychiatrie. Alors qu'une campagne d'information va être lancée, les propositions fusent - dans la profession et en dehors - pour réformer sur le long terme. Le Pr Frank Bellivier, délégué ministériel à la santé mentale et à la psychiatrie, devrait piloter cette réponse. Il s'explique sur le chantier en cours.
LE QUOTIDIEN : Comment répondre à « la troisième vague » du Covid, psychiatrique, alors que la spécialité est en tension depuis des années ?
Pr BELLIVIER : Tout d’abord, nous n’assistons pas à une « troisième vague psychiatrique » mais c’est un fait que les indicateurs de souffrance psychique dans la population générale augmentent, dépression et, dans une moindre mesure, addictions et troubles du sommeil. Nous n'avons pas attendu l’aggravation récente de ces indicateurs qui aujourd’hui éclate au grand jour pour y apporter des réponses. Dès le printemps, nous avons cherché à anticiper la forte augmentation des besoins en présentant plusieurs mesures lors du Ségur de la Santé qui sont en cours de déploiement.
Nous avons ainsi renforcé les cellules d'urgence médico-psychologiques (CUMP), grâce à deux équivalents temps plein (ETP) supplémentaires par région, l'un d'infirmier, l'autre de psychologue, pour un budget de 4,3 millions d'euros. Ces CUMP ont rendu d'immenses services pendant la crise et ont vu s'étendre leurs prérogatives aux établissements médico-sociaux, comme les EHPAD.
Pour soutenir l'accès aux soins de première ligne, le Ségur prévoit d'augmenter la présence des psychologues dans les centres médico-psychologiques et les centres du psychotrauma. Cela doit se traduire par le recrutement de 160 ETP, pour un budget de 9,6 millions d'euros.
En outre, 12 millions d'euros devraient permettre d'installer des binômes généralistes - psychologues (200 ETP aussi) au sein des centres de santé et des maisons pluriprofessionnelles et pour offrir un accueil sans reste à charge pour les patients.
Le déploiement des plateformes VigilanS se poursuit et les régions devraient disposer d'au moins un dispositif de recontact des suicidants en 2021. Le Ségur prévoit la mise en place au cours de l'année 2021 du numéro national de prévention du suicide.
Enfin, à l'adresse des plus vulnérables, le Ségur consacre trois fois 10 millions d'euros au renforcement des permanences d'accès aux soins de santé (PASS), aux équipes de liaison et de soins en addictologie (ELSA) et aux équipes mobiles psychiatrie précarité (EMPP).
Tous ces arbitrages peuvent paraître insuffisants aux yeux de certains, mais ils ont été guidés par le souhait d'une mise en œuvre rapide et effective.
Le président de la République a évoqué une stratégie de suivi des conséquences psychologiques de la crise du Covid. Quelles seraient à vos yeux les priorités ?
Il y a un défaut de repérage des personnes en souffrance psychique, qui restent souvent « clandestines ». Une campagne grand public, actuellement en projet, permettrait de mieux repérer les signes auxquels nous devons être attentifs, chez soi et chez autrui, et mieux faire connaître les ressources disponibles : des soins si les symptômes sont graves, ou du soutien, grâce au numéro national Covid 0 800 130 000, qui renvoie vers des plateformes spécialisées ou les CUMP locales en cas de nécessité de prise en charge spécialisée. D'autres ressources sont utiles : le numéro vert mis en place par l'Ordre des médecins (0800 288 038) pour les professionnels de santé, y compris les étudiants en santé, les outils dédiés aux jeunes (Fil Santé Jeunes, soutien-etudiant.info, Nightline, pour les étudiants parisiens, Apsytude…), ou encore le site d'information Psycom.
Cette campagne devrait faire passer le message qu'il n'est pas anormal, dans une telle crise aux conséquences sociales multiples, de présenter des symptômes de souffrance psychique : anxiété, dépression, idées suicidaires, troubles du sommeil, recours accru à des psychotropes ou des addictifs. Elle doit aussi mettre en garde contre la tendance au repli sur soi et promouvoir l'engagement dans des actions collectives et altruistes, qui est en soi un moyen d'aller mieux.
Les psychiatres alertent sur les tensions qui minent les filières de soins spécialisées et risquent de mettre en péril la réponse à l'augmentation des demandes… Beaucoup réclament une grande loi santé mentale.
Il y a en effet une inadéquation croissante entre les besoins et l'offre en santé mentale. Il y a vingt ans, la psychiatrie ne s'occupait que des pathologies mentales sévères. Aujourd'hui, et c'est heureux, le recours à la psychiatrie se démocratise, la maladie est moins stigmatisée, les attentes sociétales évoluent. Mais cela a creusé le déséquilibre avec l'offre qui a stagné.
Ce n'est que récemment que la feuille de route « santé mentale et psychiatrie » de 2018 a lancé un plan de réformes structurelles : la réforme des organisations territoriales, avec les projets territoriaux de santé mentale (PTSM), la réforme des autorisations et celle du financement de la psychiatrie, dont les travaux sont bien avancés, mais dont l'échéance d’entrée en vigueur a été repoussée d'un an en raison de la surcharge actuelle des établissements et des Agences régionales de santé (ARS). Nous travaillons sur ces sujets. Des investissements non négligeables ont déjà été réalisés depuis 2018, notamment à travers des appels à projets nationaux qui ont connu un grand succès, pour tenter de rattraper ce retard, notamment en pédopsychiatrie.
Les PTSM doivent être rendus d'ici au 28 décembre, puis viendra l'étape de la contractualisation avec les ARS. Ce dispositif devrait améliorer l'organisation et la coopération des acteurs dans les territoires, au plus près des besoins des populations : santé mais aussi médico-social, éducation, justice. Le nouveau modèle de financement prévoit des compartiments à la main des ARS pour le développement d'activités nouvelles, soutenir la transformation de l’offre et les logiques partenariales. En attendant, les fonds de deux appels à projets nationaux précités, l'un en psychiatrie infanto-juvénile, l'autre en innovation organisationnelle, chacun doté de 20 millions d'euros, contribuent aux investissements nécessaires.
Ces appels à projets accorderont aussi cette année une priorité aux dispositifs nés pendant la crise Covid, qui ont vocation à être pérennisés. La pandémie a en effet donné lieu à une mobilisation et une créativité exemplaire des équipes. Nous assistons à cette occasion à une bascule vers l'ambulatoire et le numérique, avec de nombreux projets, entre autres dans le domaine de la télémédecine, qu'il nous faut accompagner.